lundi 11 août 2014

De la réalité muhammadienne

Parmi toutes les questions islamiques sur lesquelles règne la plus grande ignorance aujourd'hui, tant parmi les musulmans que parmi les non-musulmans plus ou moins bien intentionnés et disposés à l'égard de l'islam, il y a celle de la nature même du Prophète, telle que l'islam l'enseigne, en tout cas selon la perspective transcendantale qui était celle des premiers musulmans, que nous devrions tous respecter beaucoup plus que nous ne le faisons. Comme nous avons eu l'occasion déjà de le signaler, l'ignorance sur ce point est telle que tout se passe comme si chacun pouvait y aller de sa propre théorie sur le Prophète sans que cela ne prête le moins du monde à conséquence. Mieux – ou plutôt pire – il y a un véritable consensus d'ignorance et de diffamation, sur fond de complicité objective entre la haute racaille intégriste-salafiste qui, avec son idéologie malfaisante et son argent maudit, a opéré une véritable OPA sur l'islam, et les pseudo-intellectuels laïco-matérialistes à la solde du système de domination mondiale, pour réduire le divin Prophète à la dimension d'un homme ordinaire, soumis aux passions et aux nécessités contingentes qui gouvernent l'homme ordinaire ; toute la dimension transcendante de celui qui représente l'Intercesseur par excellence entre la création indigente et obscure et la Divinité sublime, est abolie. Pourtant, la structure même de la chahâda, la sacro-sainte profession de foi qui constitue le premier pilier et le premier rite, parfaitement opératif, de l'islam, atteste de ce caractère exceptionnel, transcendant et sacré de l'être prophétique. Les deux parties de la formule, en correspondance analogique parfaite, se complètent comme les deux moitiés, supérieure et inférieure, de l'oeuf cosmique originel. Le nom suprême Allâh, qui cristallise en lui-même tout l'intelligible et tout le divin, se reflète pour l'éternité dans le nom loué du serviteur parfait qui concentre et synthétise tout l'humain, tout le créaturiel dans ce qu'il contient lui-même d'éternel et d'indestructible, marqué du sceau de l'immanence divine. Sans vouloir trop anticiper sur la suite, les deux faits saillants que nous voudrions faire ressortir tout d'abord sont, d'une part, l'enseignement du verset coranique bien connu qui qualifie l'envoyé Muhammad comme « une miséricorde (Rahma) pour les mondes », l'idée de miséricorde renvoyant précisément à la notion métaphysique d'un lien matriciel universel, quasi organique, entre Dieu et l'univers, entre le principe et sa manifestation. De l'autre, une simple correspondance lexico-numérique, en vertu de laquelle le nom Muhammad totalise le même nombre que le mot « qalb » qui signifie le coeur. Car c'est bien Muhammad qui constitue le coeur de la manifestation universelle, siège de la Miséricorde agissante dont le mystère enveloppe, maintient et ramène le tout à son principe unique. C'est lui – Muhammad – qui, envisagé non plus simplement comme être contingent, mais comme principe intemporel, est la substance même de la réalité, la source resplendissante du savoir sous toutes ses formes, le principe civilisateur et le législateur universel. Auteur véritable, selon l'enseignement incomparable du cheikh ibn 'Arabî, de toutes les « lois religieuses » antérieures, c'est-à-dire en fait de toutes les doctrines plus ou moins partielles qui sont comme les reflets, variables au gré des circonstances, de l'unique Doctrine incommunicable et intemporelle qui trouve son expression la plus pure dans l'idée islamique de Tawhîd, qui désigne, au propre, à la fois l'affirmation et, plus profondément, la réalisation de l'Unité. Toutes les civilisations, toutes les grandes cultures spirituelles qui ont fait la gloire et le juste orgueil de l'humanité ont pour auteur véritable et unique l'intellect muhammadien lumineux, qui a finalement pris la forme d'un homme de chair et de sang pour parachever son oeuvre dans la révélation d'une législation ultime destinée à exprimer dans un langage clair et synthétique, et mener à son accomplissement le plus parfait, la vérité cachée de toutes ces doctrines partielles et de toutes ces cultures. N'en déplaise tant aux imposteurs pseudo-musulmans qui nous rabâchent leurs discours parfaitement hypocrites sur « le meilleur des hommes », qu'à tous ceux qui voudraient reléguer l'islam au rang de tradition subalterne, il s'agit là d'un enseignement éminemment traditionnel sur lequel on ne saurait trop insister ; aussi nous rappellerons encore sur la personne de Muhammad (et non Mahomet, comme on écrivait autrefois, ce qui constitue l'une des pires infamies qui soient) quelques vérités très simples. Non, de toute évidence, Muhammad n'est pas « un homme comme un autre », comme il le dit lui-même dans plus d'un hadith à la signification très mystérieuse, comme celui-ci : « qui m'a vu, a vu Dieu », ou encore : « J'étais prophète alors qu'Adam était entre l'eau et l'argile », ce qui signifie qu'il n'appartient pas, dans son essence, à l'humanité adamique, mais transcende cette dernière, ainsi que le montrent les paroles suivantes du cheikh 'Abd-el-Karîm al-Jîlî :

« Sache que c'est Muhammad qui constitue la relation entre le serviteur et le Seigneur. De sorte qu'Adam et tous ceux qui viennent après lui n'ont droit à revêtir les Attributs divins que parce qu'ils sont à l'image de Muhammad ; il te faut donc, cher frère, connaître tout d'abord la validité du lien entre Allâh et toi. Ensuite, il faut que tu saches ce qui revient à Allâh comme attributs de perfection, et ce qui revient dans sa sainteté au Très-grand, Exalté dans Sa transcendance ; enfin, il faut que tu connaisse la façon dont Muhammad revêt ces noms et ces attributs divins, afin de cheminer vers eux selon sa voie excellente et son chemin parfaitement droit.
La Vérité principielle – al-Haqq – a dit : « il y a certes pour vous dans l'Envoyé d'Allâh le meilleur exemple ».
Et il t'est nécessaire, cher frère qui chemine sur sa voie, de te connaître toi-même (ou de connaître ton âme). Ce sont là quatre connaissances qu'il te faut maîtriser. Et pour cela, j'ai découpé ce livre en quatre parties :
la première : de la connaissance que Muhammad est le lien entre Allâh et Ses serviteurs
la deuxième : de la connaissance des noms et des attributs d'Allâh
la troisième : de la connaissance du revêtement par Muhammad des attributs divins
la quatrième : de la connaissance de ce qu'il y a dans l'homme comme ordres de perfection possible, et du moyen de parvenir jusqu'à cela. (...)

Allâh a dit : « et Nous ne t'avons envoyé que comme une Miséricorde pour les mondes » (Cor. 21, 107)

Sache que cette miséricorde est celle qui est commune à tous les êtres, et à elle il est fait allusion par Sa parole « et Ma Miséricorde embrasse toute chose » (Cor. 7, 156).

C'est-à-dire que Muhammad est celui qui embrasse tout ce qui tombe sous le nom de chose, tant dans l'ordre divin que dans l'ordre créaturiel. Et c'est pourquoi Il l'a mentionné à la fin du verset et a dit : « et Je l'écrirai certes pour ceux qui sont pieux et qui donnent l'aumône (zakât), et pour ceux qui croient en Nos signes », « ceux qui suivent le Messager, le prophète illettré » (Cor. 7, 157)

comme un avertissement pour ceux qui suivent Muhammad dans sa station réservée à la différence de tant de gens, qu'ils seront bientôt rattachés à sa station, comme l'annonce Sa parole : « Je l'écrirai certes pour ceux qui sont pieux.. », c'est-à-dire qu'ils deviendront à leur tour Miséricorde. (...)

Sache que la Miséricorde est de deux sortes : particulière et générale.
Quant à la Miséricorde particulière, c'est celle par laquelle Ses serviteurs connaissent Allâh dans des moments déterminés.
Et quant à la Miséricorde générale, c'est la Réalité de Muhammad, et par elle Allâh a fait miséricorde aux réalités de toutes les choses, de sorte que toute chose s'est manifestée dans le degré qu'elle occupe dans l'Être ; et par elle les réceptacles des êtres furent disposés à recevoir l'émanation [divine] et le bien.
C'est pour cela que la première chose qu'Allâh a créée fut l'esprit de Muhammad, comme rapporté dans le hadith de Jâbir (qu'Allâh soit satisfait de lui), afin qu'Il fasse par lui miséricorde aux êtres manifestés et qu'Il les crée suivant un modèle, et les fasse sortir de son être.
Ensuite, Il créa à partir de lui le Trône, le Marchepied, et toutes les créatures d'en haut comme d'en bas, afin qu'il leur soit fait Miséricorde grâce à lui, car elles furent créées à partir de son être très-noble, selon le modèle de son exemple immense.
C'est pour cela que la Miséricorde d'Allâh a précédé Sa Colère, car le monde tout entier est créé selon le modèle du Bien-aimé, et le Bien-aimé est celui à qui il est fait miséricorde. De sorte que le statut ontologique de la Miséricorde est la nécessité, tandis que celui de la Colère est l'accident. Car la Miséricorde est parmi les attributs de l'Essence, tandis que la Colère est parmi les attributs de la Justice, et la Justice est un acte (et il existe une grande différence entre les attributs de l'Essence et ceux de l'Acte).
Et c'est en raison de cette signification qu'Allâh Se nomma le Tout-miséricordieux et le Très-miséricordieux#, mais jamais le Tout- ni le Très-colérique ; et il est permis de dire : Allâh ne cesse de faire miséricorde, mais point de dire : Allâh ne cesse d'être en colère, ni qu'Il est Colérique dans l'absolu. Et le secret de tout ceci est que la Miséricorde a précédé la Colère car l'existence est pour le Bien-aimé comme un miroir pour la forme, ou comme l'attribut pour l'Essence, ou comme la partie pour le Tout, de sorte que la Miséricorde a englobé la totalité des êtres grâce à lui – qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce et Sa Paix.

Les êtres sont remplis de toi, ô le meilleur d'entre eux
Comme les rameaux rayonnent de leur tronc commun
Tu es le Bien-aimé et de toute chose le modèle
Et tout ce qui relève du Bien-aimé est bien aimé (poésie).

Sache qu'Allâh – exalté soit-Il – lorsqu'Il voulut Se manifester à partir de Son statut de « trésor caché » et aima à créer ce monde des êtres en vue de Sa connaissance, comme il est rapporté dans le hadith « saint » : « J'étais un trésor caché, J'ai aimé à être connu, alors Je fis la création », et alors que les êtres étaient dans ce Resplendissement éternel présents dans Sa Science sous forme d'essences fixes, Il sut que leurs réceptacles n'étaient pas en mesure de connaître à cause de l'absence de lien entre le temporel et l'éternel. Mais la Dilection exigeait qu'Il Se manifestât à eux de sorte qu'ils Le connussent ; alors, Il créa de cette Dilection un Bien-aimé [le Prophète, manifestation directe de l'Amour divin ! NdT] qu'Il favorisa des Resplendissements de Son Essence, puis Il créa le monde à partir de ce Bien-aimé afin qu'il y ait un lien entre Lui et Sa création, de sorte qu'ils Le connaissent par ce lien. De sorte que le monde est le lieu de manifestation des Resplendissements des Attributs, et le Bien-aimé le lieu de manifestation des Resplendissements de l'Essence.
Et de même que les Attributs jaillissent de l'Essence, de même le monde jaillit du Bien-aimé, qui est donc le moyen terme entre Allâh et le monde. Et la preuve de ce que nous avançons se trouve dans sa parole (sur lui la Grâce et la Paix) : « Je procède d'Allâh et les croyants procèdent de moi ».s
Et nous avons une autre preuve en sa parole à Jâbir : « Allâh créa Son Esprit, ensuite Il créa le Trône et le Marchepied, et l'ensemble des êtres supérieurs et inférieurs à partir de lui ». Il a ainsi hiérarchisé la création de ces choses à partir de lui dans ce hadith selon un ordre clair, qui ne laisse de difficulté quant au fait qu'elles émanent de lui et qu'il est leur principe. Et ce que nous disons est encore prouvé par sa parole : « J'étais prophète alors qu'Adam était entre l'eau et l'argile ».
Car l'on déduit de cela qu'il était intermédiaire entre Allâh et Adam, jusqu'au moment où la manifestation d'Adam devint possible et sa création complète. Car la Prophétie muhammadienne ne se manifeste que par la puissance législatrice, et constitue une désignation de la médiation entre Allâh et le serviteur-adorateur. De sorte que la restriction du hadith à la mention d'Adam est une preuve claire que l'Envoyé d'Allâh était un moyen terme entre Allâh et Adam, jusqu'à ce qu'Adam fût envoyé comme prophète grâce à la médiation muhammadienne. Et si telle est la situation d'Adam, qu'en est-il de sa descendance ! Car ceci relevait de l'origine, et dès lors, par lui Allâh prit le pacte des prophètes afin qu'ils croient en Lui et Le fassent triompher. De sorte qu'Il a dit : « Et lorsque Allâh prit le pacte des prophètes : chaque fois que Je vous apporterai un livre et de la sagesse et que viendra ensuite un envoyé qui confirmera ce qui était auprès de vous, vous croirez en lui et le ferez triompher, Il dit : acceptez-vous et prenez-vous Mon pacte à cette condition ? Ils dirent : nous acceptons. - Soyez-en donc témoins, dit Allâh. Et Je suis avec vous parmi les témoins » (Cor. 3, 81). Et le caractère grammaticalement indéfini de l'« envoyé » ici a pour but de le magnifier d'après tous les interprètes, non d'indiquer que son être est inconnu en raison de Sa parole aux prophètes : « vous croirez en lui », qui prouve qu'ils n'ont pas connu les perfections muhammadiennes par la voie du Dévoilement jusqu'à ce qu'ils fussent en mesure de le contempler ; et la raison de cela est qu'il n'est pas pour les rameaux (c'est-à-dire pour les dérivés, NdT) de voie qui leur permette d'embrasser la racine (le Principe). De sorte qu'Allâh a pris d'eux l'engagement de croire en ses perfections d'une foi qui embrasse l'invisible (afin que ceci soit pour eux un chemin vers la délivrance essentielle de sorte qu'ils atteignent par cela aux plus haut degré de perfection et qu'ils se rattachent à lui (Muhammad), cela en raison de Sa connaissance du fait qu'ils ne pouvaient atteindre cela que par le biais de Muhammad).
Et le secret de cette affaire est qu'il (Muhammad) est le lieu de manifestation (par excellence) de l'Essence ; et quant aux (autres) prophètes, ils sont les lieux de manifestation des noms et des attributs, et le reste du monde, supérieur comme inférieur, est le lieu de manifestation des noms des actes, excepté les saints de la communauté de Muhammad qui sont comme les prophètes, des lieux de manifestation des noms et des attributs, en raison de sa parole « les savants de ma communauté sont comme les prophètes de Banî Isrâ'il (les Enfants d'Israël).

Et dès lors que tu sais qu'il est un intermédiaire entre Allâh et Ses prophètes, ta connaissance du fait que son être est intermédiaire entre Allâh et les anges procède de la voie la plus ancienne en raison de ce vers quoi s'est porté le consensus des sages, à savoir que l'élite des fils d'Adam est meilleure que celle des anges. Et dès lors qu'il est établi qu'il est un moyen terme entre Allâh et l'élite des hommes et des anges, il découle de la voie première que son être est bel et bien un moyen terme entre Allâh et le commun des hommes et des anges ; et le reste des existants se rattache à ces deux genres.
De sorte qu'il est connu d'après ce que nous avons dit que si Muhammad n'avait pas existé, rien parmi les existants n'aurait connu son Seigneur, ou plutôt, le monde n'aurait même pas existé, car Allâh n'a fait le monde que pour Sa connaissance. Donc, s'Il avait su que leurs « réceptacles » eussent été vides de science en raison de l'absence de lien, Il ne les aurait pas existentié, ou alors, Il eût tout d'abord existentié le lien, ensuite Il les eût produit à partir de ce lien, afin qu'ils Le connaissent par lui. Et si le lien n'avait pas été, ils n'eussent pas été non plus. À cela fait allusion le hadith « saint » qui contient Sa parole au Prophète :

« Si tu n'avais pas été, Je n'aurais pas créé les sphères ».

Et dès lors qu'il est la cause de l'existence du monde, et la raison de la Miséricorde envers les créatures, et le moyen terme entre Allâh et elles, à lui revient la station de la Médiation dans l'au-delà car la création s'élève par son intermédiaire jusqu'à la connaissance d'Allâh – exalté soit-Il – et par son intermédiaire les êtres sont, car ils sont créés à partir de lui, et par son intermédiaire ils accèdent à toute sorte de bien, extérieur comme intérieur. De sorte qu'il est le détenteur de la Médiation. Et nous avons parlé de la signification de son statut d'intermédiaire entre Allâh et la création, et nous l'avons rendue parfaitement claire dans notre livre intitulé « La caverne aux sept dormants – sur le commentaire de la formule Au nom d'Allâh le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux ».
Mais ce que nous avons emprunté ici à ce livre suffit sur cette question. Et Allâh dit la Vérité et vers Lui est le retour et la fin. »

L'on pourrait certes citer bien d'autres passages du même genre venant par exemple d'ibn 'Arabî et des plus grands maîtres de l'ésotérisme islamique. Ces passages prouvent à l'évidence que selon ce dernier – l'ésotérisme islamique – Muhammad est beaucoup plus qu'un homme ordinaire, puisque son essence est la Miséricorde divine elle-même, c'est-à-dire l'Amour déifiant de Dieu pour Ses créatures. Que Muhammad lui-même soit cet Amour qui constitue le Lien universel entre Allâh et toutes les choses créées est certes un Mystère, impénétrables pour la raison, mais que tout croyant se doit d'accepter en vertu justement du verset coranique bien connu : « Ceux qui croient au Mystère et accomplissent la çalât [prière rituelle] et dépensent de ce que Nous leur avons attribué » (Cor. 2, 3).
Cela prouve également que l'islam n'est pas, comme le prétend une légende trop répandue, une « religion sans Mystère », ce qui d'ailleurs est absurde, mais qu'il repose au contraire sur un certain nombre de Mystères, dans le sens le plus noble et antique du terme, dont le Mystère de la prophétie et de l'essence muhammadiennes sont un exemple parmi d'autres.

Par ailleurs, il semble qu'il y ait encore aujourd'hui des individus plus ou moins attardés pour penser que l'islam est la forme de la tradition « pour les arabes, ni plus, ni moins », comme l'écrivait un de mes correspondants qui se croit chrétien (en dépit du fait que dans le même message, il nie l'humanité du Christ !). C'est pourquoi, on ne citera jamais assez les paroles suivantes, du cheikh Mustafâ 'Abd-el-'Azîz (Michel Vâlsan) :




« l’Islam, forme traditionnelle venue en conclusion du cycle prophético-législatif et destinée à rester la seule forme pratiquée sur terre avant la fermeture du cycle cosmique de la présente humanité, accomplira une telle fonction, parcequ’il a été constitué avec les caractères de généralité humaine et d’universalité spirituelle exigées à cette fin. Le Sceau de la Prophétie a reçu les Paroles synthétiques (Jawâmi’ al-Kalim) correspondant aux prophètes législateurs antérieurs, et ceux-ci constituent ensuite autant de types spirituels réalisables en formule muhammadienne ; et c’est par la vertu de ce caractère totalisateur qu’il lui revient de recueillir et d’intégrer des éléments appartenant à l’ensemble de l’humanité traditionnelle. L’Arche de la fin de notre cycle est la Shari’a (Coran et Sunna) de l’Islam.
Le na sanscrit de son côté, et selon une signification corrélative à celle du nûn comme arche, correspondant à l’arc-en-ciel, phénomène céleste et lumineux, se rapporte naturellement à la connaissance transcendante. Le rôle qui revient à la tradition hindoue doit bien en effet être d’ordre informel et contemplatif pur ; il coïncidera, en somme, avec cet enseignement réservé dont parlait Abdu-l-Karîm al-Jîlî et que nous avons déterminé comme devant être celui du Vêdânta auquel, du côté islamique, répond celui du Tasawwuf et plus précisément encore celui de l’Identité suprême ou du Tawhîd métaphysique et initiatique. En tout état de cause, dans l’intégration finale dont il s’agit, l’Hindouisme ne peut jouer aucun rôle sur le plan formel de la tradition : sur ce plan, sa définition, conditionnée par le régime des castes, est non seulement inextensible hors le monde hindou actuel, mais aussi destinée à disparaître dans l’Inde même : ses modalités sociales et culturelles spécifiques ne pourront malheureusement pas survivre à la dissolution qui se poursuit à notre époque. Dans la phase actuelle du Kali-Yuga, les choses devant aller jusqu’à l’état, annoncé par les Livres sacrés de l’Inde, « où les castes seront mêlées et la famille n’existera plus », la base indispensable même de la tradition hindoue, le régime des castes, disparaîtra et lorsqu’un redressement traditionnel redeviendra possible, il ne pourra l’être que dans la formule fraternitaire d’une législation sacrée comme celle de l’Islam. » (L'Islam et la fonction de René Guénon, p.139)

Il y a toutefois un fond de vérité dans ce préjugé, si stupide soit-il : c'est qu'en effet, quelque part, accepter l'islam, c'est accepter l'arabe comme langue sacrée, et donc, pour un intellectuel, c'est s'arabiser d'une certaine façon. Et si nous nous en rapportons à notre expérience propre, nous n'avons d'ailleurs pas à nous en plaindre ; comme je l'ai raconté ailleurs, apprendre cette langue « magique » qu'est l'arabe était un vieux rêve d'enfance, formé aux alentours de mes douze ans, et réalisé « comme par magie », presque sans efforts, des années plus tard. Pour moi, l'islam allait de paire avec l'arabité, mais l'arabité du coeur, c'était une évidence qui m'a toujours sauté aux yeux et que je n'ai jamais songé à remettre en cause, tellement la beauté et la richesse de cette langue justifiait presque à elle seule ma conversion. Et s'il y a bien une chose dont je suis fier aujourd'hui, c'est d'être « devenu » arabe, de pouvoir partager les merveilles de cette culture de l'esprit, et, à travers mon activité de traduction et de commentaire, faire partager à d'autres les beautés des trésors cachés de la littérature arabe, en particulier de la littérature spirituelle soufie, la seule d'ailleurs qui m'interpelle vraiment. Pour moi, la beauté de l'arabe n'est pas naturelle, elle est surnaturelle : c'est la langue universelle, la langue parfaite. Elle possède une saveur en bouche à nulle autre pareille, et je parle en tant qu'amateur des langues en général. En tant qu'amoureux du persan, de l'ourdou, du hindi, notamment, et du français, ma langue maternelle, bien entendu ; même en tant qu'amoureux du néerlandais, sous la plume de Guido Gezelle ou de Ruysbroeck l'Admirable. En toute langue, il y a une beauté cachée, une certaine pensée secrète qui oriente subtilement, de l'intérieur, tout assemblage de vocables qui se forme dans cette langue, et cette variété providentielle est une richesse, au même titre que la variété des livres ; mais l'arabe, j'en suis intimement persuadé, jouit à cet égard d'un statut particulier, étant donné qu'il est la langue du premier et du dernier des envoyés, celle dans laquelle doit être formulée la synthèse ultime du savoir universel. C'est comme si toutes les beautés de toutes les langues étaient rassemblées en elle, comme le Coran rassemble la beauté de tous les livres, sans la supprimer. Oui, je suis un amoureux de l'arabe avant même d'être musulman, et je ne conçois pas qu'il puisse en être autrement.
Pour ceux que cette déclaration d'amour laisseraient sceptiques, voici un petit exemple, emprunté à ibn 'Arabî, de cette beauté surnaturelle de la langue arabe à laquelle je ne résiste pas :

« Pour revenir à ibn 'Arabî, on trouve dans ses Futûhât une doctrine assez subtile basée sur le nombre trois, doctrine selon laquelle la Présence divine comprend trois éléments : l'Essence, les Attributs, et la Relation qui les unit, représentés respectivement par les lettres A (alif), Z (zay), L (lâm) qui forment le mot AZAL, éternité, qui résume la Présence divine dans son ensemble. A pour l'Essence, car il est le symbole par excellence de l'Unité ; lâm, de même, est un symbole traditionnel de la relation, de l'existence relative, ainsi dans la grammaire arabe c'est la préposition « li », pour, qui indique qu'une chose est « pour » une autre, se rapporte à elle. Quant au Z, il semble que l'explication se trouve dans le fait qu'il correspond au nombre sept, or comme on le sait il y a sept Attributs divins (principaux). On peut aussi, éventuellement, le rapprocher du mot « ziyâda », « adjonction », car les Attributs sont d'une certaine manière « adjoints » à l'Essence.
Maintenant, la présence humaine se compose des mêmes éléments (Essence, Attributs, Relation), mais représentés cette fois par les lettres N (nûn), Ç (çâd) et D (dâd), ce qui est un peu plus délicat à expliquer. Car dans cette explication apparaît notamment la relation de l'homme à Dieu, sans lequel l'homme ne serait pas « complet », ce qui n'est pas le cas de Dieu (qui est complet par Lui-même, sans l'intervention de l'homme). Pour ce qui est du nûn, IA explique lui-même qu'il comprend les trois lettres formant la Présence divine ; c'est la Présence divine totale au coeur de l'Essence humaine, de son Essence « non-qualifiée et non-manifestée ». La lettre çâd, qui correspond chez l'homme aux « Attributs » divins, est pour le mot çûra, « forme » ; elle a (idéalement) la forme circulaire, qui est « la forme des formes », « contenant en puissance toutes les autres » (dixit ibn 'Arabî), de même que la « forme » humaine est totalisante par rapport à la manifestation universelle. Reste le dâd : pourquoi le dâd symbolise-t-il ce qu'il faut désigner comme la « relation » entre l'essence « non-qualifiée » de l'homme et sa « forme » extérieure ? Les indications d'IA sur la lettre dâd, très énigmatiques, montrent que cette lettre est liée profondément à la Miséricorde-Rahma, ce qui nous ramène – comme par enchantement – à des choses déjà bien connues. Or celle-ci, - la Rahma – en tant que « mère des Attributs », occupe une position médiane dans la Présence divine elle-même, étant comme le lien entre l'Essence et le reste des Noms et Attributs ; une première chose donc est que pour comprendre la nature du lien entre essence et forme chez l'homme il faut... revenir à la Présence divine : la lettre dâd a été comme « déplacée » de la présence divine à la présence humaine ; c'est peut-être pour cela qu'IA, dans le chapitre consacré aux lettres, dit entre autres à son sujet : « amâmahu lafadhun bi wujûdihi asrâ bihi al-Rahmânu min Malakûtihi » (Il y a devant lui une parole par l'existence de laquelle le Tout-Miséricordieux l'a fait voyager depuis son Malakût – lieu des Intelligences angéliques), ce qui renferme idée d'un déplacement, oeuvre de la Miséricorde. On pense naturellement à des termes comme FayD (émanation), ifâDa, iDâfa, qui ont tous un rapport plus ou moins direct avec la question : la relation (iDâfa) de l'homme avec lui-même (ou de sa « forme » à son « essence ») est le résultat d'un fayD divin initerrompu...
d'autre part, le vers précédent dit (toujours sur le Dâd) : « kamâluhu min ghayrihi fî hadratay RahamûtiHi » : sa perfection lui vient d'un autre dans les deux présences de Son Rahamût. Quant au début de la poésie, il établit un lien entre le Dâd et le dévoilement du secret d'Allâh dans son Jabarût : on pense alors au Resplendissement suprême, au lien étymologique du Dâd avec la lumière et la divinité dans les langues indo-européennes : Daw', Diyâ', Dev, Deus... Mais la clef de l'énigme vient tout simplement de Dâ'a, qui veut dire resplendir et dont le nombre est le même que celui des mots Kamâl (qui figure comme indice dans le vers cité) et surtout Kalâm, la Parole ! Ou, si l'on préfère, c'est le Dâd même, symbole du FayD ou du resplendissement divin à lui seul, qui est numériquement égal aux racines KML et KLM. La Lumière, c'est la Parole, le Verbe, Lumière de Dieu et lien entre Lui et sa Création ! De même, c'est le Verbe propre de l'homme, résidant dans son coeur, qui est sa lumière, sa lumière intérieure, divine, qui relie ses aspects manifesté (forme) et non-manifesté (essence). (Cf. La poésie : « inna-l kalâma lafi-l fu'âdi wa innamâ/ ja'ala-l-lisâni 'ani-fu'âdi dalîlâ », « certes la parole est dans le coeur/ et la langue n'a été faite que comme interprète du coeur », vers célèbres cités entre autres par Ghazâlî dans son Ihyâ').
Quant aux « deux présences » du Rahamût, qui est le « monde de la Miséricorde », il s'agit évidemment des Présences divines associées aux deux noms al-Rahmân et al-Rahîm, qui, ensemble, forment la Présence de la Miséricorde (Rahma) totale. Or nous savons que celle-ci est la source du Verbe et la « racine » de toute chose créée (manifestée)
Tout ceci d'ailleurs se comprend encore mieux à la lumière de l'enseignement connu d'ibn Barrajân d'après lequel le verbe, le Amr, opposé au Khalq, est en tout être vivant la « trace » du divin – d'al-Haqq – au centre de cet être. De même que pour ibn 'Arabî, tout appartient à al-Haqq, la Vérité principielle qui se tient au delà de tous les opposés, toutefois le monde du 'Amr totalise tout le bien, tandis que le Khalq est le lieu du mélange de la lumière et de l'ombre, du bien et du mal, etc.
Notons aussi que le nom de la lettre Dâd, le mot Dâd lui-même, a le même nombre (95) que le mot « Kalimah », qui signifie aussi « parole », la Parole dans le sens du Verbe-Logos, équivalent de la Réalité – signification attestée par le Coran – Jésus appelé « KalimatuHu », « Son Verbe » - et par Kachânî dans son dictionnaire, entrée kalima. Et le mot Daw' qui signifie Lumière Resplendissement – Maçdar de Dâ'a – sur lequel il y aurait beaucoup à dire : signe de la Lumière divine accouplé au signe de l'Homme universel (Wâw) – a le même nombre (96) que KalâmuHu, « Sa Parole ». Finalement, si l'on prend les lettres finales de ces deux mots qui sont numériquement identiques « Lumière (divine) » et « Sa Paroles », c'est-à-dire les lettres Hâ' – qui dans ce contexte représente Allâh Lui-même – et Wâw – qui représente toujours l'Homme universel, on obtient le mot Huwa, « Lui », désignation du Soi ou de l'Ipséité divine, symbole de l'Identité suprême, qui est la « Vie intérieure » de l'Unité...
Il y a encore cette circonstance pour le moins intéressante qui pourrait expliquer le second vers d'ibn 'Arabî sur le Dâd : « il y a devant lui une parole par l'existence de laquelle Al-Rahmân l'a fait voyager... » : en effet, si l'on pense au mot FayD, « émanation », dont on a vu plus haut l'importance, on voit qu'il peut se décomposer ainsi : Fay-D. Or, Fay' en arabe signifie l'ombre... étant donné que le Dâd est un symbole de la Lumière universelle, on peut en déduire ceci : que l'émanation divine vers Ses créatures est un composé de la Lumière essentielle et de « l'ombre » qui représente la Matière informe, « reflet de l'universelle passivité des choses »... C'est à nouveau la doctrine de la « lumière créée » ; or, si l'on atteint ici un niveau de subtilité qui tient du rébus, il est au moins impensable qu'ibn 'Arabî n'ait pas remarqué que l'émanation, Fayd, contenait « l'ombre », fay'... » (Extrait de mon commentaire à la traduction de L'entrave du partant ('uqlat al-mustawfiz))

Mentionnons encore certains faits importants liés à la transcendance de l'être muhammadien tel que le considère la doctrine éternelle dont nous ne sommes que l'humble interprète. Seyyidinâ Muhammad était autrefois reconnu comme celui a qui avait été donnée « la science des premiers et des derniers », formule importante en elle-même ; les « premiers » désignant toutes les communautés humaines qui ont précédé, avec les sciences particulières – ésotériques pour la plupart – qui leur était échues ; quant aux « derniers », il s'agit des saints qui termineront le cycle, et la formule signifie alors que les connaissances diverses et variées dont ils pourront faire état, et qui constituent l'apanage de ces saints à l'exclusion de ceux qui les auront précédés – et cela, quelle que puisse être la noblesse incomparable des doctrines que ceux-ci auront professées – auront pour source et pour réservoir intarissable l'esprit de Muhammad, toujours vivant et agissant, que la mort n'atteint pas. Par « science », il faut entendre ici quelque chose de plus qu'une simple représentation mentale de la réalité ; quelque chose qui s'identifie, en son sens le plus éminent, avec l'existence et avec la réalité même. C'est l'essence de la réalité concentrée dans cet attribut divin qui a reçu précisément le nom de Science, et qui, en tant qu'attribut, n'est « ni identique à l'Essence, ni autre qu'Elle », suivant la formule consacrée ; c'est à la fois le modèle et la source de toute réalité, en tant qu'avant même de se manifester pour elle-même, et a fortiori pour autrui, la chose doit d'abord être manifeste pour son Principe divin, être conçue et connue de Dieu, ce qui constitue l'essence même de la science. Le processus désigné sous le nom de révélation n'est pas essentiellement différent du processus de création ; il s'agit, dans tous les cas, d'une forme de manifestation. Le Coran, modèle et synthèse de toute révélation, contient synthétiquement l'univers manifesté comme il contient toute science – et bien sûr, par « Coran », il faut entendre ici l'exemplaire céleste, éternel, incréé, dont le livre que nous récitons n'est que le symbole, le témoin de la présence en ce monde. Selon al-Jîlî, le mot Coran, pris dans son acception la plus haute, ne désigne rien d'autre que l'Essence même, en tant qu'Elle Se révèle à Elle-même, par Elle-même. Or, on connaît le hadith de 'Aïcha, l'épouse du Prophète, qui identifie ce dernier au Coran – un « Coran qui marche », un Livre en action. Il faut entendre par là que Muhammad est lui-même la Révélation totale, et plus encore, il est l'Essence, l'Essence en tant que Révélation, savoir de l'Essence.


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