Parmi
toutes les questions islamiques sur lesquelles règne la plus grande
ignorance aujourd'hui, tant parmi les musulmans que parmi les
non-musulmans plus ou moins bien intentionnés et disposés à
l'égard de l'islam, il y a celle de la nature même du Prophète,
telle que l'islam l'enseigne, en tout cas selon la perspective
transcendantale qui était celle des premiers musulmans, que nous
devrions tous respecter beaucoup plus que nous ne le faisons. Comme
nous avons eu l'occasion déjà de le signaler, l'ignorance sur ce
point est telle que tout se passe comme si chacun pouvait y aller de
sa propre théorie sur le Prophète sans que cela ne prête le moins
du monde à conséquence. Mieux – ou plutôt pire – il y a un
véritable consensus d'ignorance et de diffamation, sur fond de
complicité objective entre la haute racaille intégriste-salafiste
qui, avec son idéologie malfaisante et son argent maudit, a opéré
une véritable OPA sur l'islam, et les pseudo-intellectuels
laïco-matérialistes à la solde du système de domination mondiale,
pour réduire le divin Prophète à la dimension d'un homme
ordinaire, soumis aux passions et aux nécessités contingentes qui
gouvernent l'homme ordinaire ; toute la dimension transcendante
de celui qui représente l'Intercesseur par excellence entre la
création indigente et obscure et la Divinité sublime, est abolie.
Pourtant, la structure même de la chahâda,
la sacro-sainte profession de foi qui constitue le premier pilier et
le premier rite, parfaitement opératif, de l'islam, atteste de ce
caractère exceptionnel, transcendant et sacré de l'être
prophétique. Les deux parties de la formule, en correspondance
analogique parfaite, se complètent comme les deux moitiés,
supérieure et inférieure, de l'oeuf cosmique originel. Le nom
suprême Allâh, qui cristallise en lui-même tout l'intelligible et
tout le divin, se reflète pour l'éternité dans le nom loué du
serviteur parfait qui concentre et synthétise tout l'humain, tout le
créaturiel dans ce qu'il contient lui-même d'éternel et
d'indestructible, marqué du sceau de l'immanence divine. Sans
vouloir trop anticiper sur la suite, les deux faits saillants que
nous voudrions faire ressortir tout d'abord sont, d'une part,
l'enseignement du verset coranique bien connu qui qualifie l'envoyé
Muhammad comme « une miséricorde (Rahma) pour les mondes »,
l'idée de miséricorde renvoyant précisément à la notion
métaphysique d'un lien matriciel universel, quasi organique, entre
Dieu et l'univers, entre le principe et sa manifestation. De l'autre,
une simple correspondance lexico-numérique, en vertu de laquelle le
nom Muhammad totalise le même nombre que le mot « qalb »
qui signifie le coeur. Car c'est bien Muhammad qui constitue le coeur
de la manifestation universelle, siège de la Miséricorde agissante
dont le mystère enveloppe, maintient et ramène le tout à son
principe unique. C'est lui – Muhammad – qui, envisagé non plus
simplement comme être contingent, mais comme principe intemporel,
est la substance même de la réalité, la source resplendissante du
savoir sous toutes ses formes, le principe civilisateur et le
législateur universel. Auteur véritable, selon l'enseignement
incomparable du cheikh ibn 'Arabî, de toutes les « lois
religieuses » antérieures, c'est-à-dire en fait de toutes les
doctrines plus ou moins partielles qui sont comme les reflets,
variables au gré des circonstances, de l'unique Doctrine
incommunicable et intemporelle qui trouve son expression la plus pure
dans l'idée islamique de Tawhîd, qui désigne, au propre, à la
fois l'affirmation et, plus profondément, la réalisation de
l'Unité. Toutes les civilisations, toutes les grandes cultures
spirituelles qui ont fait la gloire et le juste orgueil de l'humanité
ont pour auteur véritable et unique l'intellect muhammadien
lumineux, qui a finalement pris la forme d'un homme de chair et de
sang pour parachever son oeuvre dans la révélation d'une
législation ultime destinée à exprimer dans un langage clair et
synthétique, et mener à son accomplissement le plus parfait, la
vérité cachée de toutes ces doctrines partielles et de toutes ces
cultures. N'en déplaise tant aux imposteurs pseudo-musulmans qui
nous rabâchent leurs discours parfaitement hypocrites sur « le
meilleur des hommes », qu'à tous ceux qui voudraient reléguer
l'islam au rang de tradition subalterne, il s'agit là d'un
enseignement éminemment traditionnel sur lequel on ne saurait trop
insister ; aussi nous rappellerons encore sur la personne de
Muhammad (et non Mahomet, comme on écrivait autrefois, ce qui
constitue l'une des pires infamies qui soient) quelques vérités
très simples. Non, de toute évidence, Muhammad n'est pas « un
homme comme un autre », comme il le dit lui-même dans plus
d'un hadith à la signification très mystérieuse, comme celui-ci :
« qui m'a vu, a vu Dieu », ou encore : « J'étais
prophète alors qu'Adam était entre l'eau et l'argile », ce
qui signifie qu'il n'appartient pas, dans son essence, à l'humanité
adamique, mais transcende cette dernière, ainsi que le montrent les
paroles suivantes du cheikh 'Abd-el-Karîm al-Jîlî :
« Sache
que c'est Muhammad qui constitue la relation entre le serviteur et le
Seigneur. De sorte qu'Adam et tous ceux qui viennent après lui n'ont
droit à revêtir les Attributs divins que parce qu'ils sont à
l'image de Muhammad ; il te faut donc, cher frère, connaître
tout d'abord la validité du lien entre Allâh et toi. Ensuite, il
faut que tu saches ce qui revient à Allâh comme attributs de
perfection, et ce qui revient dans sa sainteté au Très-grand,
Exalté dans Sa transcendance ; enfin, il faut que tu connaisse
la façon dont Muhammad revêt ces noms et ces attributs divins, afin
de cheminer vers eux selon sa voie excellente et son chemin
parfaitement droit.
La
Vérité principielle – al-Haqq – a dit : « il y a
certes pour vous dans l'Envoyé d'Allâh le meilleur exemple ».
Et
il t'est nécessaire, cher frère qui chemine sur sa voie, de te
connaître toi-même (ou de connaître ton âme). Ce sont là quatre
connaissances qu'il te faut maîtriser. Et pour cela, j'ai découpé
ce livre en quatre parties :
la
première : de la connaissance que Muhammad est le lien entre
Allâh et Ses serviteurs
la
deuxième : de la connaissance des noms et des attributs d'Allâh
la
troisième : de la connaissance du revêtement par Muhammad des
attributs divins
la
quatrième : de la connaissance de ce qu'il y a dans l'homme
comme ordres de perfection possible, et du moyen de parvenir jusqu'à
cela. (...)
Allâh a dit : « et Nous ne t'avons envoyé
que comme une Miséricorde pour les mondes » (Cor. 21, 107)
Sache que cette miséricorde est celle qui est commune à
tous les êtres, et à elle il est fait allusion par Sa parole « et
Ma Miséricorde embrasse toute chose » (Cor. 7, 156).
C'est-à-dire que Muhammad est celui qui embrasse tout
ce qui tombe sous le nom de chose, tant dans l'ordre divin que dans
l'ordre créaturiel. Et c'est pourquoi Il l'a mentionné à la fin du
verset et a dit : « et Je l'écrirai certes pour ceux qui
sont pieux et qui donnent l'aumône (zakât), et pour ceux qui
croient en Nos signes », « ceux qui suivent le Messager,
le prophète illettré » (Cor. 7, 157)
comme un avertissement pour ceux qui suivent Muhammad
dans sa station réservée à la différence de tant de gens, qu'ils
seront bientôt rattachés à sa station, comme l'annonce Sa parole :
« Je l'écrirai certes pour ceux qui sont pieux.. »,
c'est-à-dire qu'ils deviendront à leur tour Miséricorde. (...)
Sache que la Miséricorde est de deux sortes :
particulière et générale.
Quant à la Miséricorde particulière, c'est celle par
laquelle Ses serviteurs connaissent Allâh dans des moments
déterminés.
Et
quant
à la Miséricorde générale, c'est la Réalité de Muhammad, et par
elle Allâh a fait miséricorde aux réalités de toutes les choses,
de sorte que toute chose s'est manifestée dans le degré qu'elle
occupe dans l'Être ; et par elle les réceptacles des êtres
furent disposés à recevoir l'émanation [divine] et le bien.
C'est pour cela que la première chose qu'Allâh a créée
fut l'esprit de Muhammad, comme rapporté dans le hadith de Jâbir
(qu'Allâh soit satisfait de lui), afin qu'Il fasse par lui
miséricorde aux êtres manifestés et qu'Il les crée suivant un
modèle, et les fasse sortir de son être.
Ensuite, Il créa à partir de lui le Trône, le
Marchepied, et toutes les créatures d'en haut comme d'en bas, afin
qu'il leur soit fait Miséricorde grâce à lui, car elles furent
créées à partir de son être très-noble, selon le modèle de son
exemple immense.
C'est pour cela que la Miséricorde d'Allâh a précédé
Sa Colère, car le monde tout entier est créé selon le modèle du
Bien-aimé, et le Bien-aimé est celui à qui il est fait
miséricorde. De sorte que le statut ontologique de la Miséricorde
est la nécessité, tandis que celui de la Colère est l'accident.
Car la Miséricorde est parmi les attributs de l'Essence, tandis que
la Colère est parmi les attributs de la Justice, et la Justice est
un acte (et il existe une grande différence entre les attributs de
l'Essence et ceux de l'Acte).
Et c'est en raison de cette signification qu'Allâh Se
nomma le Tout-miséricordieux et le Très-miséricordieux#, mais
jamais le Tout- ni le Très-colérique ; et il est permis de
dire : Allâh ne cesse de faire miséricorde, mais point de
dire : Allâh ne cesse d'être en colère, ni qu'Il est
Colérique dans l'absolu. Et le secret de tout ceci est que la
Miséricorde a précédé la Colère car l'existence est pour le
Bien-aimé comme un miroir pour la forme, ou comme l'attribut pour
l'Essence, ou comme la partie pour le Tout, de sorte que la
Miséricorde a englobé la totalité des êtres grâce à lui –
qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce et Sa Paix.
Les
êtres sont remplis de toi, ô le meilleur d'entre eux
Comme
les rameaux rayonnent de leur tronc commun
Tu
es le Bien-aimé et de toute chose le modèle
Et
tout ce qui relève du Bien-aimé est bien aimé
(poésie).
Sache qu'Allâh – exalté soit-Il – lorsqu'Il voulut
Se manifester à partir de Son statut de « trésor caché »
et aima à créer ce monde des êtres en vue de Sa connaissance,
comme il est rapporté dans le hadith « saint » :
« J'étais un trésor caché, J'ai aimé à être connu, alors
Je fis la création », et alors que les êtres étaient dans ce
Resplendissement éternel présents dans Sa Science sous forme
d'essences fixes, Il sut que leurs réceptacles n'étaient pas en
mesure de connaître à cause de l'absence de lien entre le temporel
et l'éternel. Mais la Dilection exigeait qu'Il Se manifestât à eux
de sorte qu'ils Le connussent ; alors, Il créa de cette
Dilection un Bien-aimé [le Prophète, manifestation directe de
l'Amour divin ! NdT] qu'Il favorisa des Resplendissements de Son
Essence, puis Il créa le monde à partir de ce Bien-aimé afin qu'il
y ait un lien entre Lui et Sa création, de sorte qu'ils Le
connaissent par ce lien. De sorte que le monde est le lieu de
manifestation des Resplendissements des Attributs, et le Bien-aimé
le lieu de manifestation des Resplendissements de l'Essence.
Et de même que les Attributs jaillissent de l'Essence,
de même le monde jaillit du Bien-aimé, qui est donc le moyen terme
entre Allâh et le monde. Et la preuve de ce que nous avançons se
trouve dans sa parole (sur lui la Grâce et la Paix) : « Je
procède d'Allâh et les croyants procèdent de moi ».s
Et nous avons une autre preuve en sa parole à Jâbir :
« Allâh créa Son Esprit, ensuite Il créa le Trône et le
Marchepied, et l'ensemble des êtres supérieurs et inférieurs à
partir de lui ». Il a ainsi hiérarchisé la création de ces
choses à partir de lui dans ce hadith selon un ordre clair, qui ne
laisse de difficulté quant au fait qu'elles émanent de lui et qu'il
est leur principe. Et ce que nous disons est encore prouvé par sa
parole : « J'étais prophète alors qu'Adam était entre
l'eau et l'argile ».
Car l'on déduit de cela qu'il était intermédiaire
entre Allâh et Adam, jusqu'au moment où la manifestation d'Adam
devint possible et sa création complète. Car la Prophétie
muhammadienne ne se manifeste que par la puissance législatrice, et
constitue une désignation de la médiation entre Allâh et le
serviteur-adorateur. De sorte que la restriction du hadith à la
mention d'Adam est une preuve claire que l'Envoyé d'Allâh était un
moyen terme entre Allâh et Adam, jusqu'à ce qu'Adam fût envoyé
comme prophète grâce à la médiation muhammadienne. Et si telle
est la situation d'Adam, qu'en est-il de sa descendance ! Car
ceci relevait de l'origine, et dès lors, par lui Allâh prit le
pacte des prophètes afin qu'ils croient en Lui et Le fassent
triompher. De sorte qu'Il a dit : « Et lorsque Allâh prit
le pacte des prophètes : chaque fois que Je vous apporterai un
livre et de la sagesse et que viendra ensuite un envoyé qui
confirmera ce qui était auprès de vous, vous croirez en lui et le
ferez triompher, Il dit : acceptez-vous et prenez-vous Mon pacte
à cette condition ? Ils dirent : nous acceptons. -
Soyez-en donc témoins, dit Allâh. Et Je suis avec vous parmi les
témoins » (Cor. 3, 81). Et le caractère grammaticalement
indéfini de l'« envoyé » ici a pour but de le magnifier
d'après tous les interprètes, non d'indiquer que son être est
inconnu en raison de Sa parole aux prophètes : « vous
croirez en lui », qui prouve qu'ils n'ont pas connu les
perfections muhammadiennes par la voie du Dévoilement jusqu'à ce
qu'ils fussent en mesure de le contempler ; et la raison de cela
est qu'il n'est pas pour les rameaux (c'est-à-dire pour les dérivés,
NdT) de voie qui leur permette d'embrasser la racine (le Principe).
De sorte qu'Allâh a pris d'eux l'engagement de croire en ses
perfections d'une foi qui embrasse l'invisible (afin que ceci soit
pour eux un chemin vers la délivrance essentielle de sorte qu'ils
atteignent par cela aux plus haut degré de perfection et qu'ils se
rattachent à lui (Muhammad), cela en raison de Sa connaissance du
fait qu'ils ne pouvaient atteindre cela que par le biais de
Muhammad).
Et
le secret de cette affaire est qu'il (Muhammad) est le lieu de
manifestation (par excellence) de l'Essence ; et quant aux
(autres) prophètes, ils sont les lieux de manifestation des noms et
des attributs, et le reste du monde, supérieur comme inférieur, est
le lieu de manifestation des noms des actes, excepté les saints de
la communauté de Muhammad qui sont comme les prophètes, des lieux
de manifestation des noms et des attributs, en raison de sa parole
« les savants de ma communauté sont comme les prophètes de
Banî Isrâ'il (les Enfants d'Israël).
Et dès lors que tu sais qu'il est un intermédiaire
entre Allâh et Ses prophètes, ta connaissance du fait que son être
est intermédiaire entre Allâh et les anges procède de la voie la
plus ancienne en raison de ce vers quoi s'est porté le consensus des
sages, à savoir que l'élite des fils d'Adam est meilleure que celle
des anges. Et dès lors qu'il est établi qu'il est un moyen terme
entre Allâh et l'élite des hommes et des anges, il découle de la
voie première que son être est bel et bien un moyen terme entre
Allâh et le commun des hommes et des anges ; et le reste des
existants se rattache à ces deux genres.
De
sorte qu'il est connu d'après ce que nous avons dit que si
Muhammad n'avait pas existé, rien parmi les existants n'aurait connu
son Seigneur, ou plutôt, le monde n'aurait même pas existé,
car Allâh n'a fait le monde que pour Sa connaissance. Donc, s'Il
avait su que leurs « réceptacles » eussent été vides
de science en raison de l'absence de lien, Il ne les aurait pas
existentié, ou alors, Il eût tout d'abord existentié le lien,
ensuite Il les eût produit à partir de ce lien, afin qu'ils Le
connaissent par lui. Et si le lien n'avait pas été, ils n'eussent
pas été non plus. À cela fait allusion le hadith « saint »
qui contient Sa parole au Prophète :
« Si tu n'avais pas été, Je n'aurais pas créé
les sphères ».
Et
dès lors qu'il est la cause de l'existence du monde, et la raison de
la Miséricorde envers les créatures, et le moyen terme entre Allâh
et elles, à lui revient la station de la Médiation dans l'au-delà
car la création s'élève par son intermédiaire jusqu'à la
connaissance d'Allâh – exalté soit-Il – et par son
intermédiaire les êtres sont, car ils sont créés à partir de
lui, et par son intermédiaire ils accèdent à toute sorte de bien,
extérieur comme intérieur. De sorte qu'il est le détenteur de la
Médiation. Et nous avons parlé de la signification de son statut
d'intermédiaire entre Allâh et la création, et nous l'avons rendue
parfaitement claire dans notre livre intitulé « La caverne aux
sept dormants – sur le commentaire de la formule Au
nom d'Allâh le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux ».
Mais ce que nous avons emprunté ici à ce livre suffit
sur cette question. Et Allâh dit la Vérité et vers Lui est le
retour et la fin. »
L'on pourrait certes citer bien d'autres passages du
même genre venant par exemple d'ibn 'Arabî et des plus grands
maîtres de l'ésotérisme islamique. Ces passages prouvent à
l'évidence que selon ce dernier – l'ésotérisme islamique –
Muhammad est beaucoup plus qu'un homme ordinaire, puisque son essence
est la Miséricorde divine elle-même, c'est-à-dire l'Amour déifiant
de Dieu pour Ses créatures. Que Muhammad lui-même soit cet Amour
qui constitue le Lien universel entre Allâh et toutes les choses
créées est certes un Mystère, impénétrables pour la raison, mais
que tout croyant se doit d'accepter en vertu justement du verset
coranique bien connu : « Ceux qui croient au Mystère et
accomplissent la çalât [prière rituelle] et dépensent de ce que
Nous leur avons attribué » (Cor. 2, 3).
Cela prouve également que l'islam n'est pas, comme le
prétend une légende trop répandue, une « religion sans
Mystère », ce qui d'ailleurs est absurde, mais qu'il repose au
contraire sur un certain nombre de Mystères, dans le sens le plus
noble et antique du terme, dont le Mystère de la prophétie et de
l'essence muhammadiennes sont un exemple parmi d'autres.
Par ailleurs, il semble qu'il y ait encore aujourd'hui
des individus plus ou moins attardés pour penser que l'islam est la
forme de la tradition « pour les arabes, ni plus, ni moins »,
comme l'écrivait un de mes correspondants qui se croit chrétien (en
dépit du fait que dans le même message, il nie l'humanité du
Christ !). C'est pourquoi, on ne citera jamais assez les paroles
suivantes, du cheikh Mustafâ 'Abd-el-'Azîz (Michel Vâlsan) :
« l’Islam, forme traditionnelle venue en
conclusion du cycle prophético-législatif et destinée à rester la
seule forme pratiquée sur terre avant la fermeture du cycle cosmique
de la présente humanité, accomplira une telle fonction, parcequ’il
a été constitué avec les caractères de généralité humaine et
d’universalité spirituelle exigées à cette fin. Le Sceau de la
Prophétie a reçu les Paroles synthétiques (Jawâmi’ al-Kalim)
correspondant aux prophètes législateurs antérieurs, et ceux-ci
constituent ensuite autant de types spirituels réalisables en
formule muhammadienne ; et c’est par la vertu de ce caractère
totalisateur qu’il lui revient de recueillir et d’intégrer des
éléments appartenant à l’ensemble de l’humanité
traditionnelle. L’Arche de la fin de notre cycle est la Shari’a
(Coran et Sunna) de l’Islam.
Le na
sanscrit de son côté, et selon une signification
corrélative à celle du nûn comme
arche, correspondant à l’arc-en-ciel, phénomène céleste et
lumineux, se rapporte naturellement à la connaissance transcendante.
Le rôle qui revient à la tradition hindoue doit bien en effet être
d’ordre informel et contemplatif pur ; il coïncidera, en
somme, avec cet enseignement réservé dont parlait Abdu-l-Karîm
al-Jîlî et que nous avons déterminé comme devant être celui du
Vêdânta auquel, du
côté islamique, répond celui du Tasawwuf
et plus précisément encore celui de l’Identité
suprême ou du Tawhîd métaphysique
et initiatique. En tout état de cause, dans l’intégration finale
dont il s’agit, l’Hindouisme ne peut jouer aucun rôle sur le
plan formel de la tradition : sur ce plan, sa définition,
conditionnée par le régime des castes, est non seulement
inextensible hors le monde hindou actuel, mais aussi destinée à
disparaître dans l’Inde même : ses modalités sociales et
culturelles spécifiques ne pourront malheureusement pas survivre à
la dissolution qui se poursuit à notre époque. Dans la phase
actuelle du Kali-Yuga,
les choses devant aller jusqu’à l’état, annoncé par les Livres
sacrés de l’Inde, « où les castes seront mêlées et la
famille n’existera plus », la base indispensable même de la
tradition hindoue, le régime des castes, disparaîtra et lorsqu’un
redressement traditionnel redeviendra possible, il ne pourra l’être
que dans la formule fraternitaire d’une législation sacrée comme
celle de l’Islam. » (L'Islam et la
fonction de René Guénon, p.139)
Il y a toutefois un fond de vérité dans ce préjugé,
si stupide soit-il : c'est qu'en effet, quelque part, accepter
l'islam, c'est accepter l'arabe comme langue sacrée, et donc, pour
un intellectuel, c'est s'arabiser d'une certaine façon. Et si nous
nous en rapportons à notre expérience propre, nous n'avons
d'ailleurs pas à nous en plaindre ; comme je l'ai raconté
ailleurs, apprendre cette langue « magique » qu'est
l'arabe était un vieux rêve d'enfance, formé aux alentours de mes
douze ans, et réalisé « comme par magie », presque sans
efforts, des années plus tard. Pour moi, l'islam allait de paire
avec l'arabité, mais l'arabité du coeur, c'était une évidence qui
m'a toujours sauté aux yeux et que je n'ai jamais songé à remettre
en cause, tellement la beauté et la richesse de cette langue
justifiait presque à elle seule ma conversion. Et s'il y a bien une
chose dont je suis fier aujourd'hui, c'est d'être « devenu »
arabe, de pouvoir partager les merveilles de cette culture de
l'esprit, et, à travers mon activité de traduction et de
commentaire, faire partager à d'autres les beautés des trésors
cachés de la littérature arabe, en particulier de la littérature
spirituelle soufie, la seule d'ailleurs qui m'interpelle vraiment.
Pour moi, la beauté de l'arabe n'est pas naturelle, elle est
surnaturelle : c'est la langue universelle, la langue parfaite.
Elle possède une saveur en bouche à nulle autre pareille, et je
parle en tant qu'amateur des langues en général. En tant
qu'amoureux du persan, de l'ourdou, du hindi, notamment, et du
français, ma langue maternelle, bien entendu ; même en tant
qu'amoureux du néerlandais, sous la plume de Guido Gezelle ou de
Ruysbroeck l'Admirable. En toute langue, il y a une beauté cachée,
une certaine pensée secrète qui oriente subtilement, de
l'intérieur, tout assemblage de vocables qui se forme dans cette
langue, et cette variété providentielle est une richesse, au même
titre que la variété des livres ; mais l'arabe, j'en suis
intimement persuadé, jouit à cet égard d'un statut particulier,
étant donné qu'il est la langue du premier et du dernier des
envoyés, celle dans laquelle doit être formulée la synthèse
ultime du savoir universel. C'est comme si toutes les beautés de
toutes les langues étaient rassemblées en elle, comme le Coran
rassemble la beauté de tous les livres, sans la supprimer. Oui, je
suis un amoureux de l'arabe avant même d'être musulman, et je ne
conçois pas qu'il puisse en être autrement.
Pour ceux que cette déclaration d'amour laisseraient
sceptiques, voici un petit exemple, emprunté à ibn 'Arabî, de
cette beauté surnaturelle de la langue arabe à laquelle je ne
résiste pas :
« Pour
revenir à ibn 'Arabî, on trouve dans ses Futûhât
une doctrine assez subtile basée
sur le nombre trois, doctrine selon laquelle la Présence
divine comprend trois éléments : l'Essence, les Attributs, et la
Relation qui les unit, représentés respectivement par les lettres A
(alif), Z (zay), L (lâm) qui forment le mot AZAL, éternité, qui
résume la Présence divine dans son ensemble. A pour l'Essence, car
il est le symbole par excellence de l'Unité ; lâm, de même,
est un symbole traditionnel de la relation, de l'existence relative,
ainsi dans la grammaire arabe c'est la préposition « li »,
pour, qui indique qu'une chose est « pour » une autre, se
rapporte à elle. Quant au Z, il semble que l'explication se trouve
dans le fait qu'il correspond au nombre sept, or comme on le sait il
y a sept Attributs divins (principaux). On peut aussi,
éventuellement, le rapprocher du mot « ziyâda »,
« adjonction », car les Attributs sont d'une certaine
manière « adjoints » à l'Essence.
Maintenant, la présence
humaine se compose des mêmes éléments (Essence, Attributs,
Relation), mais représentés cette fois par les lettres N (nûn), Ç
(çâd) et D (dâd), ce qui est un peu plus délicat à expliquer.
Car dans cette explication apparaît notamment la relation de l'homme
à Dieu, sans lequel l'homme ne serait pas « complet »,
ce qui n'est pas le cas de Dieu (qui est complet par Lui-même, sans
l'intervention de l'homme). Pour ce qui est du nûn, IA explique
lui-même qu'il comprend les trois lettres formant la Présence
divine ; c'est la Présence divine totale au coeur de l'Essence
humaine, de son Essence « non-qualifiée et non-manifestée ».
La lettre çâd, qui correspond chez l'homme aux « Attributs »
divins, est pour le mot çûra, « forme » ; elle a
(idéalement) la forme circulaire, qui est « la forme des
formes », « contenant en puissance toutes les autres »
(dixit ibn 'Arabî), de même que la « forme » humaine
est totalisante par rapport à la manifestation universelle. Reste le
dâd : pourquoi le dâd symbolise-t-il ce qu'il faut désigner comme
la « relation » entre l'essence « non-qualifiée »
de l'homme et sa « forme » extérieure ? Les indications
d'IA sur la lettre dâd, très énigmatiques, montrent que cette
lettre est liée profondément à la Miséricorde-Rahma, ce qui nous
ramène – comme par enchantement – à des choses déjà bien
connues. Or celle-ci, - la Rahma – en tant que « mère des
Attributs », occupe une position médiane dans la Présence
divine elle-même, étant comme le lien entre l'Essence et le reste
des Noms et Attributs ; une première chose donc est que pour
comprendre la nature du lien entre essence et forme chez l'homme il
faut... revenir à la Présence divine : la lettre dâd a été comme
« déplacée » de la présence divine à la présence
humaine ; c'est peut-être pour cela qu'IA, dans le chapitre consacré
aux lettres, dit entre autres à son sujet : « amâmahu
lafadhun bi wujûdihi asrâ bihi al-Rahmânu min Malakûtihi »
(Il y a devant lui une parole par l'existence de laquelle le
Tout-Miséricordieux l'a fait voyager depuis son Malakût – lieu
des Intelligences angéliques), ce qui renferme idée d'un
déplacement, oeuvre de la Miséricorde. On pense naturellement à
des termes comme FayD (émanation), ifâDa, iDâfa, qui ont tous un
rapport plus ou moins direct avec la question : la relation (iDâfa)
de l'homme avec lui-même (ou de sa « forme » à son
« essence ») est le résultat d'un fayD divin
initerrompu...
d'autre part, le vers
précédent dit (toujours sur le Dâd) : « kamâluhu min
ghayrihi fî hadratay RahamûtiHi » : sa perfection lui
vient d'un autre dans les deux présences de Son Rahamût.
Quant au début de la poésie, il établit un lien entre le Dâd et
le dévoilement du secret d'Allâh dans son Jabarût : on
pense alors au Resplendissement suprême, au lien étymologique du
Dâd avec la lumière et la divinité dans les langues
indo-européennes : Daw', Diyâ', Dev, Deus... Mais la clef de
l'énigme vient tout simplement de Dâ'a, qui veut dire resplendir et
dont le nombre est le même que celui des mots Kamâl (qui figure
comme indice dans le vers cité) et surtout Kalâm, la Parole ! Ou,
si l'on préfère, c'est le Dâd même, symbole du FayD ou du
resplendissement divin à lui seul, qui est numériquement égal aux
racines KML et KLM. La Lumière, c'est la Parole, le Verbe, Lumière
de Dieu et lien entre Lui et sa Création ! De même, c'est le Verbe
propre de l'homme, résidant dans son coeur, qui est sa lumière, sa
lumière intérieure, divine, qui relie ses aspects manifesté
(forme) et non-manifesté (essence). (Cf. La poésie : « inna-l
kalâma lafi-l fu'âdi wa innamâ/ ja'ala-l-lisâni 'ani-fu'âdi
dalîlâ », « certes la parole est dans le coeur/ et
la langue n'a été faite que comme interprète du coeur »,
vers célèbres cités entre autres par Ghazâlî dans son Ihyâ').
Quant aux « deux
présences » du Rahamût, qui est le « monde de la
Miséricorde », il s'agit évidemment des Présences divines
associées aux deux noms al-Rahmân et al-Rahîm, qui,
ensemble, forment la Présence de la Miséricorde (Rahma) totale. Or
nous savons que celle-ci est la source du Verbe et la « racine »
de toute chose créée (manifestée)
Tout ceci d'ailleurs se
comprend encore mieux à la lumière de l'enseignement connu d'ibn
Barrajân d'après lequel le verbe, le Amr, opposé au Khalq, est en
tout être vivant la « trace » du divin – d'al-Haqq –
au centre de cet être. De même que pour ibn 'Arabî, tout
appartient à al-Haqq, la Vérité principielle qui se tient au delà
de tous les opposés, toutefois le monde du 'Amr totalise tout le
bien, tandis que le Khalq est le lieu du mélange de la lumière et
de l'ombre, du bien et du mal, etc.
Notons aussi que le nom
de la lettre Dâd, le mot Dâd lui-même, a le même nombre (95) que
le mot « Kalimah », qui signifie aussi « parole »,
la Parole dans le sens du Verbe-Logos, équivalent de la Réalité –
signification attestée par le Coran – Jésus appelé
« KalimatuHu », « Son Verbe » - et par
Kachânî dans son dictionnaire, entrée kalima. Et le mot Daw' qui
signifie Lumière Resplendissement – Maçdar de Dâ'a – sur
lequel il y aurait beaucoup à dire : signe de la Lumière
divine accouplé au signe de l'Homme universel (Wâw) – a le même
nombre (96) que KalâmuHu, « Sa Parole ». Finalement, si
l'on prend les lettres finales de ces deux mots qui sont
numériquement identiques « Lumière (divine) » et « Sa
Paroles », c'est-à-dire les lettres Hâ' – qui dans ce
contexte représente Allâh Lui-même – et Wâw – qui représente
toujours l'Homme universel, on obtient le mot Huwa, « Lui »,
désignation du Soi ou de l'Ipséité divine, symbole de l'Identité
suprême, qui est la « Vie intérieure » de l'Unité...
Il
y a encore cette circonstance pour le moins intéressante qui
pourrait expliquer le second vers d'ibn 'Arabî sur le Dâd :
« il y a devant lui une parole par l'existence de laquelle
Al-Rahmân l'a fait voyager... » : en effet, si l'on pense
au mot FayD, « émanation », dont on a vu plus haut
l'importance, on voit qu'il peut se décomposer ainsi : Fay-D.
Or, Fay' en arabe signifie l'ombre... étant donné que le Dâd est
un symbole de la Lumière universelle, on peut en déduire ceci :
que l'émanation divine vers Ses créatures est un composé de la
Lumière essentielle et de « l'ombre » qui représente la
Matière informe, « reflet de l'universelle passivité des
choses »... C'est à nouveau la doctrine de la « lumière
créée » ; or, si l'on atteint ici un niveau de subtilité
qui tient du rébus, il est au moins impensable qu'ibn 'Arabî n'ait
pas remarqué que l'émanation, Fayd, contenait « l'ombre »,
fay'... » (Extrait de mon commentaire à la traduction de
L'entrave
du partant ('uqlat al-mustawfiz))
Mentionnons encore certains faits importants liés à la
transcendance de l'être muhammadien tel que le considère la
doctrine éternelle dont nous ne sommes que l'humble interprète.
Seyyidinâ Muhammad était autrefois reconnu comme celui a qui avait
été donnée « la science des premiers et des derniers »,
formule importante en elle-même ; les « premiers »
désignant toutes les communautés humaines qui ont précédé, avec
les sciences particulières – ésotériques pour la plupart – qui
leur était échues ; quant aux « derniers », il
s'agit des saints qui termineront le cycle, et la formule signifie
alors que les connaissances diverses et variées dont ils pourront
faire état, et qui constituent l'apanage de ces saints à
l'exclusion de ceux qui les auront précédés – et cela, quelle
que puisse être la noblesse incomparable des doctrines que ceux-ci
auront professées – auront pour source et pour réservoir
intarissable l'esprit de Muhammad, toujours vivant et agissant, que
la mort n'atteint pas. Par « science », il faut entendre
ici quelque chose de plus qu'une simple représentation mentale de la
réalité ; quelque chose qui s'identifie, en son sens le plus
éminent, avec l'existence et avec la réalité même. C'est
l'essence de la réalité concentrée dans cet attribut divin
qui a reçu précisément le nom de Science, et qui, en tant
qu'attribut, n'est « ni identique à l'Essence, ni autre
qu'Elle », suivant la formule consacrée ; c'est à la
fois le modèle et la source de toute réalité, en tant qu'avant
même de se manifester pour elle-même, et a fortiori pour autrui, la
chose doit d'abord être manifeste pour son Principe divin, être
conçue et connue de Dieu, ce qui constitue l'essence même de la
science. Le processus désigné sous le nom de révélation n'est pas
essentiellement différent du processus de création ; il
s'agit, dans tous les cas, d'une forme de manifestation. Le Coran,
modèle et synthèse de toute révélation, contient synthétiquement
l'univers manifesté comme il contient toute science – et bien sûr,
par « Coran », il faut entendre ici l'exemplaire céleste,
éternel, incréé, dont le livre que nous récitons n'est que le
symbole, le témoin de la présence en ce monde. Selon al-Jîlî, le
mot Coran, pris dans son acception la plus haute, ne désigne rien
d'autre que l'Essence même, en tant qu'Elle Se révèle à
Elle-même, par Elle-même. Or, on connaît le hadith de 'Aïcha,
l'épouse du Prophète, qui identifie ce dernier au Coran – un
« Coran qui marche », un Livre en action. Il faut
entendre par là que Muhammad est lui-même la Révélation totale,
et plus encore, il est l'Essence, l'Essence en tant que Révélation,
savoir de l'Essence.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire