vendredi 1 août 2014

Des religions

Pour ceux qui sont capables de comprendre, un passage de Ruysbroeck l'admirable :

« Remarquez maintenant avec soin que chez tous les hommes se rencontre, de par la nature même, une triple unité qui, chez les justes, est de plus surnaturelle.
La première et la plus haute unité de l'homme est en Dieu ; car toutes les créatures sont attachées à cette unité divine, quant à l'essence, à la vie et à la conservation ; et si, sous ce rapport, elles se séparaient de Dieu, elles tomberaient à rien et deviendraient néant. L'unité dont nous parlons est essentiellement en nous par nature, que nous soyons bons ou mauvais. Et sans notre coopération elle ne nous rend ni saints ni bienheureux. Nous possédons cette unité en nous-mêmes, et néanmoins au-dessus de nous-mêmes, comme le principe et le soutien de notre être et de notre vie.
Une seconde union, ou, si l'on veut, unité, existe encore en nous par nature. C'est l'unité des puissances supérieures constituée par le fait que celles-ci tirent leur origine naturelle, au point de vue de leur activité, de l'unité même de l'esprit. Il s'agit toujours d'ailleurs de cette même unité que nous possédons en Dieu ; mais on la prend ici au point de vue actif, au lieu de l'envisager au point de vue essentiel. Et l'esprit est tout entier dans l'une et l'autre unité, dans la totalité de sa substance. Cette seconde unité, nous la possédons en nous-mêmes, au-dessus de la partie sensible ; et d'elle procèdent la mémoire, l'intelligence, la volonté et toute possibilité d'activité spirituelle. Ici l'âme porte le nom d'esprit.
La troisième unité, qui est en nous par nature, est le domaine des puissances inférieures, ayant leur siège dans le coeur comme principe et source de la vie animale. C'est dans le corps, et particulièrement dans l'activité du coeur, que l'âme possède cette unité, d'où s'écoulent toutes les opérations du corps et des cinq sens. Elle porte alors à proprement parler son nom d'âme, car elle est la forme du corps qu'elle anime, c'est-à-dire fait vivre et maintient vivant.
Ces trois unités qui sont en l'homme par nature constituent une seule vie et un seul royaume. Dans l'unité inférieure, il est sensible et animal ; dans la moyenne, il est raisonnable et spirituel ; dans la plus élevée, il est maintenu en son essence. Et ceci est naturel à tous les hommes. »

Admirable en effet... il y a une beauté dans le bon christianisme, dans le christianisme supérieur, comme il y a une beauté en l'islam, non pas l'islam dévoyé des imbéciles salafistes ou modernistes – même laideur, même combat – mais dans l'islam véritable et supérieur des soufis, c'est cela qu'il faut comprendre, le reste n'a pas d'importance. Quel être vraiment sensible, cultivé dans le bon sens du terme, spirituel, quelle que soit sa religion, pourrait rester de marbre devant ces propos magnifiques d'Ansârî :

« Mon Dieu ! avec quoi donc Te chercherais-je, puisque Tu es Toi, et c'est tout ? Par devant moi, il n'y a rien ; par devers Toi, il n'est personne. Ce que je cherche m'est inférieur, et Te trouver transcende, et l'espace, et le temps. Le monde, en Ton empire, est moindre qu'un cheveu ; donc, à quoi bon se mettre à Te chercher ? Qui Te cherche se fait complice de soi-même ; chercher l'Être avec le néant n'est qu'une prétention d'ivrogne ! Il n'est de temps, ni de moyen, pour Te trouver ; il est voilé, celui qui persiste à Te chercher. Te chercher n'est qu'un reste de la dispersion ; quand Tu es avant toute chose, à quoi rime de Te chercher ? Avec la dualité, chercher l'Unicité, c'est courir à sa perte ; s'obstiner dans la voie de la recherche, c'est aller à sa ruine. Pour tout ce qui n'est pas l'Unique, il en va de même façon : l'Être est unique, les autres ne sont rien. » ?

Aucun. Il y a une beauté dans l'islam. Il y a de même une beauté dans l'hindouisme, une beauté dans le paganisme hellénique ; d'ailleurs, en réalité, il n'y a pas de paganisme, pas plus qu'il n'y a de « monothéisme ». Ce sont des concepts faux, destinés à séparer ce qui devrait rester uni, à savoir les différents visages de la Tradition, une et universelle. Il n'y a pas de « monothéisme » parce qu'il n'y a pas de « polythéisme ». René Guénon disait, avec raison, qu'aucune tradition authentique ne saurait être considérée véritablement comme polythéiste. Qui prête vraiment attention à cette parole de René Guénon ? Elle est pourtant incontestable, dans la mesure où elle veut seulement dire ceci : partout, à toute époque, les hommes vraiment spirituels qui existent dans toute nation reconnaissent un Principe unique, dont tout est dérivé, nécessairement. On ne saurait même pas concevoir qu'un homme vraiment intelligent, vraiment cultivé, admette une pluralité de principes qui ne se résolvent pas ultimement dans l'Unité. D'ailleurs l'Unité, ou plutôt l'Un, est tout ce qui existe. Les Grecs, de Parménide à Proclus, n'ont jamais prétendu autre chose. La pluralité des « dieux » que l'on rencontre dans certaines religions prétendument païennes correspond à une réalité elle aussi incontestable, à une multiplicité de forces spirituelles qui existent et agissent à un certain niveau du réel. Cela ne les empêche pas de se fondre, à un niveau supérieur, en une Force unique. Les religions dites – à tort - « monothéistes », en tout cas l'islam, reconnaissent de même cette pluralité de forces spirituelles et psychiques, et leur donnent différents statuts : cela correspond à l'angélologie ou, à un niveau encore supérieur, à la doctrine des noms divins, qui sont aussi considérées comme des « énergies » multiples émanées d'un seul Principe et qui régissent la totalité, à un niveau assez élevé.
La multiplicité de ces « énergies » de nature divines, présentes en l'homme et dans le monde qui l'entoure, naturellement et surnaturellement, n'a jamais raisonnablement été niée par aucune grande religion, et c'est justement ce qui fait leur beauté, à savoir de mettre chaque chose à sa juste place : le multiple à la place du multiple, et l'un à la place de l'un. Ainsi, « monothéisme » et « polythéisme » ne sont pas des termes irréductibles, mais seulement des points de vue relatifs qui coexistent dans toute tradition authentique, le point de vue de l'unité l'emportant cependant au niveau le plus élevé. Les Grecs, comme les hindous, le savaient ou le savent mieux que quiconque – ou au moins aussi bien.
Nous sommes fatigué, à la longue, d'entendre les mêmes bassesses, les mêmes inepties ; les mêmes révoltes vaines contre la nature des choses, les uns allant répétant que « Dieu est mort », les autres que seule leur religion est valable, toutes ces niaiseries propagées, si ce n'est inventée, par des esprits rassis, ennemis à coup sûr de l'esprit traditionnel véritable qui seul garantit, je ne dis pas la Vie éternelle, mais la Vie tout simplement.
Nous sommes las de relire sans cesse les mêmes fadaises, alors que la vérité est si simple. La beauté est partout, dans le monde traditionnel, il suffit de lui ouvrir les yeux au lieu de les fermer en se disant absurdement « agnostique », comme si refuser de voir et de savoir était une attitude virile, une attitude digne d'un homme – ou même d'une femme.
Un autre grand maître soufi, Isfarâyinî, disait

« Plus le chercheur Amant avance dans la Quête de l’Aimé, plus le reflet du Soleil de Sa Beauté ravissante fait accroître l’irradiation dans l’intime du cœur de l’Amant, et par là, le chercheur Amant contemple de plus près l’ineffable Beauté réconfortante de la Face de l’Aimé ; et plus l’Amour pour cette Présence croît en lui, jusqu’à ce que par cet Amour, l’être de l’Amant disparaisse dans l’Aimé, et plus l’Amant sort de son ipséité, plus l’Aimé se trouve proche de lui, car : « Qui s’approche de Moi d’un empan, Je M’approche de lui d’une coudée, et qui s’approche de Moi d’une coudée, Je M’approche de lui d’une brasse, et qui s’approche de Moi d’une brasse, Je cours vers lui. » Le commentaire de ce hadith serait trop long ; cependant, si on regarde bien, on y trouve cet enseignement caché : Après l’arrivée du chercheur à la station où la tunique « Je cours » sied parfaitement à la taille, c’est lui qui devient le Cherché, comme nous l’avons déjà dit, et c’est l’Amant qui devient l’Aimé ; et cette Jalousie divine, à laquelle allusion a été faite, atteint alors un tel degré que Dieu dit : « Celui que J’aime, Je le tue. Celui que Je tue, c’est à Moi de le racheter. Celui que Je dois racheter, c’est Moi qui suis sa rançon. » C’est-à-dire : Celui qui devient l’Aimé de Ma Présence, est celui qui est tué par Mon Amour. Celui qui est tué par Mon Amour, c’est à Moi de le racheter. Celui pour qui Je dois payer la rançon, c’est Moi qui suis sa rançon.

Si tu es tué au sommet de la Route de Mon Amour,
Rends grâces, car c’est Moi qui suis ta rançon ! »

La voici la vraie Vie, comment est-il possible de douter ? Mais comment est-il possible de douter aussi quand on lit Plotin, Proclus, Damascius... chez tous ces grands hommes, chez tous ces grands maîtres, une seule vérité, une seule lumière qui darde ses rayons : celle de la non-dualité. Que celui qui a un cerveau s'en serve un peu, que diable ! La non-dualité n'est pas non plus la négation absolue de la dualité, sinon le mot « dualité » lui-même serait de trop. C'est plutôt, encore une fois, remettre chaque chose à sa place : la dualité à la place de la dualité, l'unité à la place de l'unité, c'est-à-dire au sommet. En islam, on dit : « accorder son droit à tout détenteur d'un droit », et c'est la définition même du concept de Divinité, ce qui peut se comprendre ainsi : à chaque degré, à chaque ordre du réel, faire correspondre les réalités qui lui reviennent. C'est-à-dire que la dualité est vraie dans son ordre, sur son plan, bien qu'elle soit maintenue « d'en haut » par ce qui la dépasse, à savoir l'Unité, qui est tout d'abord celle du Vivant complet, avant de se raffiner encore pour dépasser la vie même.
Las ! Il y a peu de gens qui comprennent encore ces choses, et il y en aura de moins en moins, du moins jusqu'au prochain âge d'or. Vous pouvez en être certains.

Un peu d'ibn Barrajân pour terminer :

« Allah contemple l'être dans son entier, de son commencement à sa fin, dans l'éternité de son éternité par une Science qui est son Attribut et une contemplation qui est son qualificatif. Et Il contemple l'Archétype et les fins, jusqu'aux confins les plus ultimes dans la prééternité de leur prééternité, car sa Science de ces choses est sa Contemplation de ces mêmes choses ; et il n'y a aucun voile entre Lui et sa Science. Ne vois-tu pas que sa Parole véridique nous informe qu'Il était ; et cela est un signe de sa part de sa contemplation de l'Archétype, car Il était tel auparavant dans l'éternité qu'Il contemplait ce dont Il avait la Science, de même qu'Il connaissait ce dont Il a parlé ; parce qu'Il voulait l'existenciation des existants. Il n'y a donc pas de séparation entre ses Attributs, et sa Science et sa Contemplation ne se différencient pas avec tout cela. Allah a dit : « détient-il la connaissance de l'Invisible de sorte qu'il voie ? » Le sens de ce noble discours est que celui qui connaît l'Invisible le voit (également). Il connaît donc toutes choses, avec leurs différenciations qualitatives, au moyen d'un Attribut d'entre ses Attributs, et de même Il connaît par la totalité de ses Attributs ce qu'Il connaît par cet Attribut (particulier) ; il n'y a parmi ses Attributs ni hiérarchie ni succession, exalté soit-Il au dessus de cela. Allah est le Très-haut, le Très-grand, et avec cela, Il connaît par son Regard, Il voit par sa Science, Il veut ce qu'Il sait et peut ce qu'Il veut, et les principes et les fins sont auprès de Lui comme une chose unique. Et ses Attributs dans leur ensemble sont des Unités complètes (ou universelles), non limitées avec les choses limitées, ni temporalisées avec les choses temporelles ; car la hiérarchie, la gradation, fait partie des attributs de la création, et les modifications (?) concernent le créé ; mais rien n'est semblable à Lui, en tous ses Attributs, et aucune essence n'est comme son Essence, de quelque façon qu'on l'entende, en raison de sa magnificence et de son élévation, dans la Réalité de son Unité. (...) Il n'y a certes aucun voile entre Lui et ce qu'Il connaît ; l'être (créé) est (seulement) retardé, mais ses Attributs ne cessent jamais d'être des Unités sans second, et il n'est pas possible qu'Il connaisse aujourd'hui ce qu'Il n'aurait pas connu de toute éternité, de même qu'Il ne saurait acquérir aujourd'hui une science qu'Il n'aurait pas toujours possédée. L'être créé est dans la prééternité inexistant par lui-même en raison de son caractère évanescent ; car Il est le Créateur du non-être comme de l'être ; le non-être ne possède pas une ancienneté propre à côté de Son ancienneté, de sorte qu'il constituerait un second avec Lui, exalté soit l'Unifiant Un, trop sublime pour admettre un second avec Lui dans l'éternité. Et si tu veux que nous te facilitions la connaissance de sa Science de la totalité des connaissables dans l'éternité de même qu'Il les a existenciés dans leur détail le plus infime selon le comment, le combien, le lieu et le temps, sache qu'Il Se connaît Lui-même, Se voit et Se contemple Lui-même sans aucune multiplicité dans tout cela, que sa Vision de Lui-même est sa Vision de la totalité des connaissables et sa Contemplation de la totalité des êtres, qu'ils soient considérés globalement ou dans le détail ; et dès lors qu'Il a existencié toute chose, il n'a pas acquis par là une vision nouvelle, un regard nouveau ni une contemplation ou une science nouvelles : la différence d'état n'existe que du point de vue des êtres contingents. »

1 commentaire:

  1. As-Salâmou 'aleykoum was rahmatullāh

    Nous sommes un petit groupe d'étudiants qui travaillons notamment sur les écrits de Ibn Barrajân. Il parait que vous aviez proposé un projet autour de son œuvre, où en est-il ? Parvenez-vous à mener à bien cette entreprise ?

    Amicalement.

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