Pour ceux qui sont capables de
comprendre, un passage de Ruysbroeck l'admirable :
« Remarquez
maintenant avec soin que chez tous les hommes se rencontre, de par la
nature même, une triple unité qui, chez les justes, est de plus
surnaturelle.
La
première et la plus haute unité de l'homme est en Dieu ; car
toutes les créatures sont attachées à cette unité divine, quant à
l'essence, à la vie et à la conservation ; et si, sous ce
rapport, elles se séparaient de Dieu, elles tomberaient à rien et
deviendraient néant. L'unité dont nous parlons est essentiellement
en nous par nature, que nous soyons bons ou mauvais. Et sans notre
coopération elle ne nous rend ni saints ni bienheureux. Nous
possédons cette unité en nous-mêmes, et néanmoins au-dessus de
nous-mêmes, comme le principe et le soutien de notre être et de
notre vie.
Une
seconde union, ou, si l'on veut, unité, existe encore en nous par
nature. C'est l'unité des puissances supérieures constituée par le
fait que celles-ci tirent leur origine naturelle, au point de vue de
leur activité, de l'unité même de l'esprit. Il s'agit toujours
d'ailleurs de cette même unité que nous possédons en Dieu ;
mais on la prend ici au point de vue actif, au lieu de l'envisager au
point de vue essentiel. Et l'esprit est tout entier dans l'une et
l'autre unité, dans la totalité de sa substance. Cette seconde
unité, nous la possédons en nous-mêmes, au-dessus de la partie
sensible ; et d'elle procèdent la mémoire, l'intelligence, la
volonté et toute possibilité d'activité spirituelle. Ici l'âme
porte le nom d'esprit.
La
troisième unité, qui est en nous par nature, est le domaine des
puissances inférieures, ayant leur siège dans le coeur comme
principe et source de la vie animale. C'est dans le corps, et
particulièrement dans l'activité du coeur, que l'âme possède
cette unité, d'où s'écoulent toutes les opérations du corps et
des cinq sens. Elle porte alors à proprement parler son nom d'âme,
car elle est la forme du corps qu'elle anime, c'est-à-dire fait
vivre et maintient vivant.
Ces
trois unités qui sont en l'homme par nature constituent une seule
vie et un seul royaume. Dans l'unité inférieure, il est sensible et
animal ; dans la moyenne, il est raisonnable et spirituel ;
dans la plus élevée, il est maintenu en son essence. Et ceci est
naturel à tous les hommes. »
Admirable
en effet... il y a une beauté dans le bon christianisme, dans le
christianisme supérieur, comme il y a une beauté en l'islam, non
pas l'islam dévoyé des imbéciles salafistes ou modernistes –
même laideur, même combat – mais dans l'islam véritable et
supérieur des soufis, c'est cela qu'il faut comprendre, le reste n'a
pas d'importance. Quel être vraiment sensible, cultivé dans le bon
sens du terme, spirituel, quelle que soit sa religion, pourrait
rester de marbre devant ces propos magnifiques d'Ansârî :
« Mon
Dieu ! avec quoi donc Te chercherais-je, puisque Tu es Toi, et c'est
tout ? Par devant moi, il n'y a rien ; par devers Toi, il n'est
personne. Ce que je cherche m'est inférieur, et Te trouver
transcende, et l'espace, et le temps. Le monde, en Ton empire, est
moindre qu'un cheveu ; donc, à quoi bon se mettre à Te chercher ?
Qui Te cherche se fait complice de soi-même ; chercher l'Être avec
le néant n'est qu'une prétention d'ivrogne ! Il n'est de temps, ni
de moyen, pour Te trouver ; il est voilé, celui qui persiste à Te
chercher. Te chercher n'est qu'un reste de la dispersion ; quand Tu
es avant toute chose, à quoi rime de Te chercher ? Avec la dualité,
chercher l'Unicité, c'est courir à sa perte ; s'obstiner dans la
voie de la recherche, c'est aller à sa ruine. Pour tout ce qui n'est
pas l'Unique, il en va de même façon : l'Être est unique, les
autres ne sont rien. » ?
Aucun. Il y a une beauté dans l'islam. Il y a de même
une beauté dans l'hindouisme, une beauté dans le paganisme
hellénique ; d'ailleurs, en réalité, il n'y a pas de
paganisme, pas plus qu'il n'y a de « monothéisme ». Ce
sont des concepts faux, destinés à séparer ce qui devrait rester
uni, à savoir les différents visages de la Tradition, une et
universelle. Il n'y a pas de « monothéisme » parce qu'il
n'y a pas de « polythéisme ». René Guénon disait, avec
raison, qu'aucune tradition authentique ne saurait être considérée
véritablement comme polythéiste. Qui prête vraiment attention à
cette parole de René Guénon ? Elle est pourtant incontestable,
dans la mesure où elle veut seulement dire ceci : partout, à
toute époque, les hommes vraiment spirituels qui existent dans toute
nation reconnaissent un Principe unique, dont tout est dérivé,
nécessairement. On ne saurait même pas concevoir qu'un homme
vraiment intelligent, vraiment cultivé, admette une pluralité de
principes qui ne se résolvent pas ultimement dans l'Unité.
D'ailleurs l'Unité, ou plutôt l'Un, est tout ce qui existe. Les
Grecs, de Parménide à Proclus, n'ont jamais prétendu autre chose.
La pluralité des « dieux » que l'on rencontre dans
certaines religions prétendument païennes correspond à une réalité
elle aussi incontestable, à une multiplicité de forces spirituelles
qui existent et agissent à un certain niveau du réel. Cela ne les
empêche pas de se fondre, à un niveau supérieur, en une Force
unique. Les religions dites – à tort - « monothéistes »,
en tout cas l'islam, reconnaissent de même cette pluralité de
forces spirituelles et psychiques, et leur donnent différents
statuts : cela correspond à l'angélologie ou, à un niveau
encore supérieur, à la doctrine des noms divins, qui sont aussi
considérées comme des « énergies » multiples émanées
d'un seul Principe et qui régissent la totalité, à un niveau assez
élevé.
La multiplicité de ces « énergies » de
nature divines, présentes en l'homme et dans le monde qui l'entoure,
naturellement et surnaturellement, n'a jamais raisonnablement été
niée par aucune grande religion, et c'est justement ce qui fait leur
beauté, à savoir de mettre chaque chose à sa juste place : le
multiple à la place du multiple, et l'un à la place de l'un. Ainsi,
« monothéisme » et « polythéisme » ne sont
pas des termes irréductibles, mais seulement des points de vue
relatifs qui coexistent dans toute tradition authentique, le point de
vue de l'unité l'emportant cependant au niveau le plus élevé. Les
Grecs, comme les hindous, le savaient ou le savent mieux que
quiconque – ou au moins aussi bien.
Nous sommes fatigué, à la longue, d'entendre les mêmes
bassesses, les mêmes inepties ; les mêmes révoltes vaines
contre la nature des choses, les uns allant répétant que « Dieu
est mort », les autres que seule leur religion est valable,
toutes ces niaiseries propagées, si ce n'est inventée, par des
esprits rassis, ennemis à coup sûr de l'esprit traditionnel
véritable qui seul garantit, je ne dis pas la Vie éternelle, mais
la Vie tout simplement.
Nous sommes las de relire sans cesse les mêmes
fadaises, alors que la vérité est si simple. La beauté est
partout, dans le monde traditionnel, il suffit de lui ouvrir les yeux
au lieu de les fermer en se disant absurdement « agnostique »,
comme si refuser de voir et de savoir était une attitude virile, une
attitude digne d'un homme – ou même d'une femme.
Un autre grand maître soufi, Isfarâyinî, disait
« Plus
le chercheur Amant avance dans la Quête de l’Aimé, plus le reflet
du Soleil de Sa Beauté ravissante fait accroître l’irradiation
dans l’intime du cœur de l’Amant, et par là, le chercheur Amant
contemple de plus près l’ineffable Beauté réconfortante de la
Face de l’Aimé ; et plus l’Amour pour cette Présence croît
en lui, jusqu’à ce que par cet Amour, l’être de l’Amant
disparaisse dans l’Aimé, et plus l’Amant sort de son ipséité,
plus l’Aimé se trouve proche de lui, car : « Qui
s’approche de Moi d’un empan, Je M’approche de lui d’une
coudée, et qui s’approche de Moi d’une coudée, Je M’approche
de lui d’une brasse, et qui s’approche de Moi d’une brasse, Je
cours vers lui. » Le commentaire de ce hadith
serait trop long ; cependant, si on regarde bien, on y trouve
cet enseignement caché : Après l’arrivée du chercheur à la
station où la tunique « Je cours » sied parfaitement à
la taille, c’est lui qui devient le Cherché, comme nous l’avons
déjà dit, et c’est l’Amant qui devient l’Aimé ; et
cette Jalousie divine, à laquelle allusion a été faite, atteint
alors un tel degré que Dieu dit : « Celui que
J’aime, Je le tue. Celui que Je tue, c’est à Moi de le racheter.
Celui que Je dois racheter, c’est Moi qui suis sa rançon. »
C’est-à-dire : Celui qui devient l’Aimé de Ma Présence,
est celui qui est tué par Mon Amour. Celui qui est tué par Mon
Amour, c’est à Moi de le racheter. Celui pour qui Je dois payer la
rançon, c’est Moi qui suis sa rançon.
Si tu es tué au sommet
de la Route de Mon Amour,
Rends
grâces, car c’est Moi qui suis ta rançon ! »
La voici la vraie Vie, comment est-il possible de
douter ? Mais comment est-il possible de douter aussi quand on
lit Plotin, Proclus, Damascius... chez tous ces grands hommes, chez
tous ces grands maîtres, une seule vérité, une seule lumière qui
darde ses rayons : celle de la non-dualité. Que celui qui a un
cerveau s'en serve un peu, que diable ! La non-dualité n'est
pas non plus la négation absolue de la dualité, sinon le mot
« dualité » lui-même serait de trop. C'est plutôt,
encore une fois, remettre chaque chose à sa place : la dualité
à la place de la dualité, l'unité à la place de l'unité,
c'est-à-dire au sommet. En islam, on dit : « accorder son
droit à tout détenteur d'un droit », et c'est la définition
même du concept de Divinité, ce qui peut se comprendre ainsi :
à chaque degré, à chaque ordre du réel, faire correspondre les
réalités qui lui reviennent. C'est-à-dire que la dualité est
vraie dans son ordre, sur son plan, bien qu'elle soit maintenue
« d'en haut » par ce qui la dépasse, à savoir l'Unité,
qui est tout d'abord celle du Vivant complet, avant de se raffiner
encore pour dépasser la vie même.
Las ! Il y a peu de gens qui comprennent encore ces
choses, et il y en aura de moins en moins, du moins jusqu'au prochain
âge d'or. Vous pouvez en être certains.
Un peu d'ibn Barrajân pour terminer :
« Allah contemple l'être dans son entier, de son
commencement à sa fin, dans l'éternité de son éternité par une
Science qui est son Attribut et une contemplation qui est son
qualificatif. Et Il contemple l'Archétype et les fins, jusqu'aux
confins les plus ultimes dans la prééternité de leur prééternité,
car sa Science de ces choses est sa Contemplation de ces mêmes
choses ; et il n'y a aucun voile entre Lui et sa Science. Ne vois-tu
pas que sa Parole véridique nous informe qu'Il était ; et cela est
un signe de sa part de sa contemplation de l'Archétype, car Il était
tel auparavant dans l'éternité qu'Il contemplait ce dont Il avait
la Science, de même qu'Il connaissait ce dont Il a parlé ; parce
qu'Il voulait l'existenciation des existants. Il n'y a donc pas de
séparation entre ses Attributs, et sa Science et sa Contemplation ne
se différencient pas avec tout cela. Allah a dit : « détient-il la
connaissance de l'Invisible de sorte qu'il voie ? » Le sens de
ce noble discours est que celui qui connaît l'Invisible le voit
(également). Il connaît donc toutes choses, avec leurs
différenciations qualitatives, au moyen d'un Attribut d'entre ses
Attributs, et de même Il connaît par la totalité de ses Attributs
ce qu'Il connaît par cet Attribut (particulier) ; il n'y a parmi ses
Attributs ni hiérarchie ni succession, exalté soit-Il au dessus de
cela. Allah est le Très-haut, le Très-grand, et avec cela, Il
connaît par son Regard, Il voit par sa Science, Il veut ce qu'Il
sait et peut ce qu'Il veut, et les principes et les fins sont auprès
de Lui comme une chose unique. Et ses Attributs dans leur ensemble
sont des Unités complètes (ou universelles), non limitées avec les
choses limitées, ni temporalisées avec les choses temporelles ; car
la hiérarchie, la gradation, fait partie des attributs de la
création, et les modifications (?) concernent le créé ; mais rien
n'est semblable à Lui, en tous ses Attributs, et aucune essence
n'est comme son Essence, de quelque façon qu'on l'entende, en raison
de sa magnificence et de son élévation, dans la Réalité de son
Unité. (...) Il n'y a certes aucun voile entre Lui et ce qu'Il
connaît ; l'être (créé) est (seulement) retardé, mais ses
Attributs ne cessent jamais d'être des Unités sans second, et il
n'est pas possible qu'Il connaisse aujourd'hui ce qu'Il n'aurait pas
connu de toute éternité, de même qu'Il ne saurait acquérir
aujourd'hui une science qu'Il n'aurait pas toujours possédée.
L'être créé est dans la prééternité inexistant par lui-même en
raison de son caractère évanescent ; car Il est le Créateur du
non-être comme de l'être ; le non-être ne possède pas une
ancienneté propre à côté de Son ancienneté, de sorte qu'il
constituerait un second avec Lui, exalté soit l'Unifiant Un, trop
sublime pour admettre un second avec Lui dans l'éternité. Et si tu
veux que nous te facilitions la connaissance de sa Science de la
totalité des connaissables dans l'éternité de même qu'Il les a
existenciés dans leur détail le plus infime selon le comment, le
combien, le lieu et le temps, sache qu'Il Se connaît Lui-même, Se
voit et Se contemple Lui-même sans aucune multiplicité dans tout
cela, que sa Vision de Lui-même est sa Vision de la totalité des
connaissables et sa Contemplation de la totalité des êtres, qu'ils
soient considérés globalement ou dans le détail ; et dès lors
qu'Il a existencié toute chose, il n'a pas acquis par là une vision
nouvelle, un regard nouveau ni une contemplation ou une science
nouvelles : la différence d'état n'existe que du point de vue des
êtres contingents. »
As-Salâmou 'aleykoum was rahmatullāh
RépondreSupprimerNous sommes un petit groupe d'étudiants qui travaillons notamment sur les écrits de Ibn Barrajân. Il parait que vous aviez proposé un projet autour de son œuvre, où en est-il ? Parvenez-vous à mener à bien cette entreprise ?
Amicalement.