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القوى والمدارك
Al Kâchâni
Présentation
Le présent travail est
un essai de traduction d'un chapitre de l'ouvrage du cheikh Abd
ar-Razzâq al Kâchâni intitulé « latâ'if al i'lâm fî
ichârâti ahli-l ilhâm », que l'on traduit mot à mot par
« les subtilités de l'enseignement dans les allusions des gens
de l'inspiration (divine) ». Comme on le sait, al Kâchâni est
un des disciples les plus illustres d'ibn 'Arabi, et l'ouvrage en
question est un dictionnaire des principaux termes du lexique soufi
(c'est-à-dire, en pratique, essentiellement akbarien), conçu à
l'intention de personnes possédant un certain niveau de science et
d'éducation, mais néophytes en matière d'ésotérisme. La
concision et la clarté du style, ainsi bien sûr que le classement
alphabétique adopté – et dont le principe est d'ailleurs
minutieusement expliqué dans l'introduction, ce qui montre que ce
type de classement constituait une relative nouveauté à l'époque –
sont la marque d'une volonté pédagogique de la part de l'auteur.
Cependant, la profondeur de certaines notices, la volonté de ne
laisser dans l'ombre aucune des implications métaphysiques
importantes des notions traitées, montrent bien que Kâchâni entend
s'adresser non pas au vulgaire, mais à des lecteurs déjà versés
dans les sciences spéculatives. Dans cette perspective, il est
intéressant de noter qu'à quelques reprises, Kâchâni cite ibn
Sina (Avicenne), le métaphysicien « exotérique » par
excellence, ce que son maître ibn 'Arabi, lui, ne fait jamais. C'est
une indication sur le type de public visé. Tout ceci fait du latâ'if
al i'lâm une bonne introduction à l'oeuvre et à la doctrine
d'ibn 'Arabi, et un ouvrage qui pose de précieux jalons pour
s'orienter parmi les concepts nombreux et variés de l'ésotérisme
islamique.
L'extrait présenté ici
est la traduction intégrale de la notice consacrée à l'expression
« tawahhud al quwâ wa-l madârik »,
« l'unification des puissances et des organes cognitifs ».
Elle dénote le dépassement (et donc l'abolition) de la
différentiation entre les fonctionnalités des différents organes
moteurs et sensitifs, ainsi que des puissances intérieures qui leur
correspondent, chez celui qui a atteint le plus haut degré de la
Réalisation spirituelle. Pour cet être qui a pleinement réalisé
l'Unité divine, la spécialisation des divers organes et des
facultés correspondantes, vue, ouïe, préhension, etc. n'existe
plus, de sorte que ces puissances multiples n'en forment plus qu'une,
qui est indistinctement puissance visuelle, auditive, etc. De plus,
cette faculté unique n'est plus localisée en un point du corps,
mais est tout entière dans la moindre parcelle de celui-ci, ou
plutôt, de l'univers entier ; et son champ d'application, bien
entendu, ne se limite plus à certains objets, mais s'étend
indistinctement à tout ce qui peut être dit, vu, entendu ou fait
dans la totalité de l'univers manifesté. Autrement dit, celui qui
réalise pleinement l'Unité n'est plus conditionné, dans ses actes
ni dans sa connaissance, par le temps, le lieu, ni par aucun des
accidents du corps, mais il voit, entend, connaît et produit toute
chose par une puissance unique intégralement présente en toute
chose. Il s'agit là d'un état très mystérieux, incompréhensible
à la raison raisonneuse, dont la nature ne peut être comprise que
des rares adeptes qui en ont fait l'expérience. Néanmoins, Kâchâni
indique, par la considération de cette faculté intérieure que l'on
désigne par les termes de « vision du coeur » ou
d' « intuition intellectuelle », comment celui qui
n'est pas encore parvenu à ce stade peut s'en faire une idée
approximative.
Ce passage vaut non
seulement par son objet propre, qui constitue un aspect important de
la Réalisation spirituelle selon la perspective soufie, mais aussi
parce qu'il constitue une bonne illustration du génie littéraire et
métaphysique de Kâchâni.
C'est donc avec joie que
j'ai l'honneur de présenter au public francophone la première
traduction de cette merveille de l'un des plus grands génies
spirituels de l'islam et du tassawwuf particulier.
Essai de traduction
L'unification des
puissances et des organes cognitifs
Ils entendent par là
l'abolition de la différentiation entre les puissances et les
instruments de l'âme, de sorte que chacun de ses organes se mette à
oeuvrer l'oeuvre de son compagnon, sans restriction à un attribut ou
à un effet donné, en raison de l'abolition de la différentiation
et de l'altérité entre les organes. De sorte que sa langue devienne
une oreille, un oeil et une main, et de même son oreille devienne
une langue, un oeil et une main, son oeil, une langue, une oreille et
une main, sa main, une langue, une oreille et un oeil. Chacun
accomplit l'oeuvre même de son compagnon, et le tout devient une
langue qui discourt, un oeil qui regarde, une oreille qui entend et
une main qui frappe.
A cela, Sîdî 'Omar (ibn
Fârid) a fait allusion par sa parole:
« Mon tout est donc
langue, regard, instrument d'audition, main, pour discourir,
percevoir, entendre et saisir ».
Et cela n'est pas réservé
aux organes, mais s'étend nécessairement à toutes les particules
parmi les particules du corps, de sorte que chacune, si elle était
isolée de ses compagnes, jusqu'à devenir une substance singulière,
oeuvrerait l'oeuvre de l'ensemble des organes. Chaque particule
d'entre ces particules deviendrait alors telle qu'elle entendrait
l'ensemble des choses entendues, verrait l'ensemble des choses vues,
discourerait par l'ensemble des mots et des paroles, ferait
l'ensemble des choses faites, frapperait de l'ensemble des forces
vives.
C'est ce que Sîdî 'Omar
a laissé entendre par sa parole:
« Chaque particule
de moi, dans son isolement, réunit la totalité des actions des
membres ».
Cette station est la
station de celui qui s'est réalisé en tant que lieu de
manifestation de la Présence appelée « Présence de l'Unité
de la Somme (ou du Rassemblement) » (hadratu ahadiyyatu-l
jam', حضرة
أحدية الجمع). De même en effet que
l'Essence, dans le premier degré de ses spécifications, appelé
« Présence de l'Unité de la Somme », est une Essence
Une englobant ses oeuvres en elle-même, de sorte qu'elle est tout
entière une langue qui narre d'un seul mot et un oeil qui embrasse
tout d'un seul regard, et que de même Elle est tout entière une
oreille unique pour son appel et son récit unitaires au moyen d'une
lettre unique, et une main détenant la puissance d'exécuter ses
actes et ses opérations ; de même, celui qui se réalise en tant
que lieu de manifestation de cette spécification première, se
colore extérieurement du caractère intérieur en lequel consiste
l'Unité de la Somme, de sorte que toute puissance d'entre ses
puissances, tout organe parmi ses organes, toute particule d'entre
les particules de sa forme se mette à oeuvrer l'oeuvre de son
compagnon, sans se restreindre à un attribut ou à un effet
spécifique, cela en raison de la levée de la différentiation et de
l'altérité au sein de la totalité. Il devient donc tout entier une
langue, sa langue devient tout entière un oeil, son oeil une
oreille, et son oreille devient lui tout entier, et il devient tout
entier une main, et sa main devient lui tout entier, et dès lors il
parle par ce par quoi il entend, et inversement, et il voit par ce
par quoi il parle et il entend, et inversement, et il frappe par ce
par quoi il parle et il voit, et vice-versa ; et dès lors, il parle
par toutes ses puissances et ses organes et ses particules par la
totalité des paroles, et il voit par toutes ses puissances et ses
particules tout ce qui s'offre à la vision, et entend par l'ensemble
de ses instruments et de ses particules la totalité de ce qui peut
s'entendre, et il tient en sa puissance par chaque particule d'entre
ses particules tout ce qui peut être mesuré par une puissance, et
il accomplit par leur totalité la totalité des actions ; ou plutôt,
par toute particule parmi les particules des êtres, il accomplit et
il perçoit sans restriction à une partie des actions ou des
passions, étant donnée sa réalisation en tant que lieu de
manifestation de l'Unité de la Somme, qui constitue ce qu'il y a de
plus intérieur à tout intérieur ou intériorité. Aussi, celui qui
réalise cette station est celui qui peut dire : « Moi, pour le
Tout, je suis réellement Tout ».
Il connaît cela celui
qui comprend ce que nous disons ; et ce stade de la connaissance,
bien qu'il relève de ce que nulle voie ne permet de goûter tant que
le serviteur revêt les formes des êtres, et que son coeur ne
s'affranchit pas du caractère limitatif des délimitations, et que
sa justice ne se manifeste pas par l'enlèvement des caractères
déviants, il se peut toutefois, pour celui qui possède vers la
possibilité de cela une disposition étincelante, qu'il trouve vers
lui un chemin clair. Il faut pour cela qu'il tourne le regard vers sa
puissance intérieure, nommée « la vision du coeur », la
« puissance intellective » ou la « subtilité
spirituelle », ou autrement encore. Il s'apercevra alors que
tout en étant une puissance une, elle est capable d'accomplir la
totalité de ce qu'accomplissent les autres instruments cognitifs.
Par elle en effet, l'homme (insân) s'entretient en son for
intérieur, ensuite, par elle il entend la narration de son âme, par
elle il voit en lui-même, par elle il peut se retenir, s'il le veut,
de tout ce qu'il veut, et par elle encore il peut envoyer son âme
vers ce qu'il veut lorsqu'il le veut. De plus, lorsque, quittant la
dispersion extérieure, cette puissance se rassemble vers le
rassemblement intérieur – fût-ce dans le sommeil – elle croît
alors en intensité, de sorte qu'il peut acquérir la vision sensible
de ce qu'elle produit, et l'audition de ce qu'elle énonce, et
s'entretenir avec celui qui est présent au moyen des paroles qu'il
veut, et produire l'agencement qu'il veut parmi les formes et les
figures. Et si tel est l'état de celui dont la puissance intérieure
s'est accrue par son rassemblement vers l'intérieur dans le sommeil,
que te semble de celui qui s'est réalisé par l'extinction de l'oeil
dans l'oeil (c'est-à-dire de l'essence dans l'Essence) ? A cette
représentation évoquée par la comparaison de l'union des
puissances et des organes cognitifs, dans leurs actions et leurs
passions, avec le cas de cette puissance intellective appelée
« l'essence (l'oeil) de la vision », en tant que par son
essence même, et non au moyen d'instruments, elle accomplit les
actes de tous les membres, il est fait allusion dans sa parole :
« Il n'y a pas en
moi d'organe qui se distingue d'un autre par un attribut déterminé,
comme l'oeil par la vision » (Ibn Fârid).
Il a voulu dire par là
que l'état de ses organes, en tant que chacun d'entre eux oeuvre
l'oeuvre du tout, est comme celui de la puissance de vision,
laquelle, dès lors qu'elle est exempte des restrictions liées aux
caractères du corps et de la corporéité, ses actes et ses
perceptions ne se limitent pas à certaines oeuvres au détriment du
reste. En conséquence (dit le poète) de ce que cette exemption
s'est étendue à ma totalité, au point qu'elle court dans
l'ensemble de mes particules, ma totalité est donc revenue à sa
simplicité originelle et à sa forme intégrale, et elle est devenue
qualifiée par le néant de la délimitation.
Et il sait que tout ceci
est réservé exclusivement à l'ami de cette station la plus
complète, celle qui constitue le lieu de manifestation de l'Unité
de la Somme, car tout autre que lui parmi les personnes des êtres,
même si la Présence de l'Unité de la Somme constitue son intérieur
également, puisqu'elle est l'intérieur de la totalité des mondes,
malgré cela, ce que nous avons évoqué en fait de communication à
toute particule parmi ses particules de la spécificité de
l'ensemble, n'appartient qu'à l'âme qui, après qu'elle fut
descendue de la Présence de rassemblement et de divinité vers les
degrés de la séparation et de la création jusqu'à leur limite
extrême, qui consiste dans les conditions de la présente
manifestation mondaine, est retournée dans son cours, s'élevant en
pensée par delà tous les degrés de la séparation et par delà
leur vision, jusqu'à la Présence de l'Unité de la Somme. Et cela,
en rejetant sa passion (hawâ), dictée par les nécessités de
l'adaptation à sa présente manifestation mondaine, et à sa
condition limitative d'existant particulier ; car en rejetant ainsi
sa passion et son ego (sa trace, athr), puis son essence propre et sa
dualité essentielle, au point que l'être (insân), en la totalité
de son secret, de son esprit, de son âme et de l'ensemble de ses
organes et de ses puissances, se réalise par son cheminement vers la
Présence de l'Unité de la Somme, en observant les devoirs des
différentes stations, en se tournant intégralement vers l'Unité,
et en persévérant sur ces conséquents et ces antécédents par la
parole, le geste et l'état, de sorte que son regard ne quitte pas ce
à quoi il se doit d'aspirer et ne dévie pas vers ce à quoi il lui
est défendu d'aspirer, à savoir tout ce qui est autre que la
Présence du Rassemblement (de la Somme), dont le caractère
d'immanence est tel que nous l'avons décrit, à ce moment-là donc,
il manifeste l'immanence, en chaque composant monadique de sa forme,
des spécificités de l'ensemble.
Mais tant que l'âme
reste vêtue du caractère de son humanité, qui exige qu'elle
s'occupe de l'Autre et de l'Altérité, et se mêle aux attachements
des parties et de l'existence particulière, il ne peut manifester le
caractère d'immanence évoqué, grâce auquel toute particule se
manifeste avec les spécificités de l'ensemble. Et l'allusion au
fait que l'obtention de cette qualité de rassemblement est
conditionnée par le rejet (de la passion) mentionné, se trouve dans
ce que nous avons (précédemment) cité de la qasîdah appelée
« l'ordre du cheminement »:
« Elle, l'âme, si
elle jette sa passion, ses puissances en sont redoublées, et elle
communique son acte à toute particule » (ibn Fârid).
Ce qui veut dire : si
l'âme jette sa passion, ses puissances en sont doublées au point
d'atteindre l'efficacité que nous avons décrite. Mais si elle ne
jette pas sa passion, elle demeure telle que l'exigent sa condition
corporelle, son caractère partiel et son voilement (aux réalités
supérieures) en raison de son humanité. Comprend donc cela, et tu
connaîtras les allusions des gens autorisés, contenues dans les
paroles que l'on rapporte d'eux, et dont le sens ne se révèle qu'en
méditant ce que avons mentionné, à l'exemple de la parole de celui
qui a dit : « Moi, c'est Toi, sans aucun doute; dès lors,
Gloire à Toi ! Gloire à Moi ! (ou : Ta Gloire est Ma Gloire) »,
ou encore cette autre : « J'ai réalisé que J'étais en
réalité Un ». Ou plutôt, tu connaîtras le secret de Sa
Parole – exalté soit-Il : « Certes, ceux qui te prêtent
allégeance, ne prêtent allégeance qu'à Allah » (Al Fath,
10). Tu deviendras ainsi du nombre de ceux qui contemplent le fait
que les choses sont comme Il l'a voulu.
M.
M.
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