dimanche 5 avril 2015

La croix et le croissant


Que représente cette image ? Je suis peut-être le seul à le savoir, et apparemment c'est ce qui justifie ma présence sur terre ; si vous saviez ce que je sais, vous reconnaîtriez dans cette figure un symbole métaphysique absolument fondamental, même s'il ne s'agit pas d'un symbole traditionnel à proprement parler. On peut y voir, au premier abord, quelque chose comme une tête de bélier, ou de bouc ou de tout autre animal à cornes, et une maison, ou un genre de pyramide, bref une construction quelconque. Pour moi, c'est le bélier et la maison. La maison est le temple, le sanctuaire, quant au bélier... il n'échappe sans doute à personne que le bélier est un symbole universel de l'Esprit ; on pense à l'Agneau mystique, à l'Agni védique ou encore au mouton que les musulmans sacrifient chaque année, lors de leur principale fête, en souvenir du sacrifice d'Abraham. Dans tous les cas, le symbole est le même. Le sacrifice en soi est un symbole de la réalisation métaphysique, et comme tel il revêt un double sens, selon que l'on envisage la réalisation dans son aspect ascendant ou descendant. Selon le point de vue ascendant, c'est le sacrifice de l'âme individuelle, de l'ego ; mais selon le point de vue descendant, qui est en un sens supérieur, c'est le sacrifice de l'Ego divin et transcendant Lui-même, qui s'offre en quelque sorte à l'immolation et au dépeçage pour que le monde - Sa manifestation - puisse être. Quant au sanctuaire, il est le séjour de l'Esprit divin sur la terre, et le monde lui-même, s'il apparaît comme la croix ou le gibet où le Verbe expire, - comme dans le vers de Francis Jammes, "Par les quatre horizons qui crucifient le monde, etc." - apparaît aussi comme le sanctuaire où l'Esprit repose. Chaque temple abrite un autel où quelque sacrifice se produit régulièrement, et inversement, tout sacrifice exige un lieu et un espace sacré et même consacré. Ainsi, le temple et le sacrifice sont intimement liés, et l'islam, justement, associe les deux, puisque le principal rite sacrificiel est lié au pèlerinage à la Maison sacrée, centre du monde, dont Abraham est le bâtisseur. 

Mais revenons à cette image ; en réalité, il s'agit du théorème de Desargues. Le théorème de Desargues est un théorème de géométrie projective, et c'est un des théorèmes mathématiques les plus importants, bien que peu de gens soient conscients de son importance - ainsi que de sa signification méta-mathématique et transcendantale.
Le théorème de Desargues peut se formuler d'un grand nombre de manières différentes, mais fondamentalement, ce qu'il affirme, est l'équivalence essentielle de la géométrie et de l'algèbre - du moins pour une certaine classe d'algèbres et de géométries, mais je ne vais pas entrer dans des détails techniques trop compliqués et inessentiels dans ce contexte. L'important c'est que pour la géométrie ordinaire, euclidienne, c'est le théorème de Desargues qui exprime la possibilité de décrire les figures par des nombres, de les étudier par des nombres ; c'est ce théorème, découvert inopinément par un architecte du grand siècle qui ne s'occupait pas du fondement des mathématiques, qui assure au final l'équivalence essentielle entre la science des nombres et la science de l'espace, et la conversion réciproque de l'une dans l'autre - qui s'apparente bien à une sorte de sacrifice.
Il y aurait quantité de choses à dire sur la géométrie projective ; j'adore cette discipline, car elle repose sur un principe de dualité qui est, en quelque sorte, l'expression mathématique la plus achevée possible de la dualité en général, de toute forme de dualité. Les rapports dialectique entre les idées métaphysiques d'unité et de dualité trouvent en elle et en elle seule leur formulation mathématique la plus adéquate ; le théorème de Desargues en est en quelque sorte la clef de voûte.
En deux dimensions, le principe de dualité projective affirme l'équivalence entre la structure algébrique des points d'un plan, et celle de ses droites. Le point représente l'être dans son état le plus primordial, contracté à l'extrême, un et indivisible, tandis que la droite représente l'horizon déployé des possibilités selon lesquelles l'être s'actualise ; il s'agit de deux états complémentaires et opposés, que relie un principe de dualité rigoureusement équivalent à la dualité point-droites en géométrie projective ; d'ailleurs la manifestation elle-même est traditionnellement décrite comme une projection - l'image, utilisée par René Guénon dans le Symbolisme de la Croix, du rayon existentiateur et du plan de réflexion n'exprime rien d'autre que cela, or la géométrie projective n'est justement rien d'autre que l'étude des propriétés générales des projections ; par conséquent, tout se tient avec une logique parfaite.
Mais revenons au théorème de Desargues. Dans sa formulation classique, il affirme en substance que, là où il y a un centre de perspective, il y a aussi un axe - l'équivalent d'un horizon. De manière plus concrète, il affirme que si deux triangles sont en perspective - c'est-à-dire que les droites joignant leurs sommets respectifs sont concourantes - alors leurs côtés homologues se coupent selon une même droite - la ligne d'horizon associé au centre de perspective. Cela équivaut à postuler que la figure du "bélier et de la maison" ci-dessus peut être complétée de cette manière :


la figure en rouge et la figure en vert sont deux pentagones dont chaque sommet de l'un (le vert) appartient à un des côtés de l'autre. Le théorème affirme que si la réciproque est vraie pour quatre des sommets du rouge, il en va de même pour le cinquième. La figure est alors totalement réversible : les pentagones rouge et vert jouent un rôle symétrique. En termes symboliques, le bélier est la maison et la maison est le bélier, ou encore : l'Esprit est le monde, le monde est l'Esprit - bien que cette identité ne puisse se réaliser que par un renversement, ou un redressement, qui représente toujours un sacrifice.
Dans la configuration du théorème, il y a en fait deux centres de perspective : les deux "cornes du bélier" ; l'équivalence mathématique entre nombres et figures s'exprime par le fait que ces deux centres peuvent être intervertis, c'est-à-dire que les deux perspectives "commutent". Ainsi, ce n'est absolument pas un hasard si cette configuration prend justement l'apparence d'une tête de bélier, car les cornes du bélier représentent précisément les deux pôles de la dualité cosmique, qui apparaissent comme deux centres de perspective harmoniquement corrélés - le théorème affirme en effet que le centre de chaque perspective est sur l'axe de l'autre et vice-versa : ce qui apparaît comme manifesté et déployé selon la première coïncide avec ce qui apparaît comme voilé et contracté selon la seconde ; il y a une double adéquation parfaite entre le théorème mathématique, son interprétation métaphysique évidente, et un symbole traditionnel présentant à la fois une identité de signification et une analogie de forme. Il n'y a vraiment pas de hasard dans la création !

Ceci nous amène directement au titre de cet article, la croix et le croissant. Comme celui de la croix, le symbolisme du croissant est multiple, complexe, et il y aurait beaucoup plus à en dire que je ne peux et ne veux en dire ici. De façon générale, c'est le symbolisme de la demi-circonférence (complétée éventuellement par le point central, l'étoile au creux du croissant) avec tout ce qu'il comporte comme analogies possibles : l'arche, le calice, etc. Mais d'autre part, il y a aussi un lien évident avec le symbolisme des cornes, ce qui nous ramène une fois de plus au bélier. 
Au passage, notons que les cornes font aussi penser au diable, évidemment ; même cela n'a rien de fortuit : tout symbole est ambivalent, comme le disait René Guénon, et la dualité comporte un aspect négatif et un aspect positif. Les cornes du diable et celles du bélier représentent ces deux aspects, ce qui veut dire aussi que Satan et l'Esprit-saint sont deux faces d'une même réalité ; thème qui a été longuement développé par Léon Bloy notamment, et qui ne doit pas surprendre ; car métaphysiquement, du point de vue suprême, il n'y a réellement pas de dualité, toute la réalité est une. Ceux qui sont parvenus au suprême degré de la contemplation, tel ibn 'Arabî, dans toutes les religions, voient le diable et l'enfer eux-mêmes comme des principes positifs, car ils sont nécessaires à l'équilibre du tout. Cependant, Satan est Satan, le Paraclet est le Paraclet.
Le croissant pointant vers le haut évoque sans aucun doute une paire de cornes ; de fait, ses deux extrémités peuvent être vues comme un symbole de la dualité cosmique, tandis que le point au centre représente le principe un qui transcende et unifie cette dualité. Cependant, le croissant ne représente pas exactement une demi-circonférence ; il est plutôt la figure formée par deux circonférences qui s'intersectent, et il comporte, vu ainsi, un symbolisme plus subtil, qui va nous ramener encore vers la géométrie projective.
Une autre raison pour laquelle j'aime la géométrie projective est qu'elle permet de voir que le symbolisme du croissant est exactement le même que celui de la croix, ou plutôt, il le complète : le croissant est l'achèvement de la croix, en un sens qu'il faut maintenant préciser. En géométrie projective, une droite est une courbe fermée, structurellement identique à un cercle ; toute droite possède en effet un unique "point à l'infini" selon lequel ses extrémités se rejoignent, ce qui cadre parfaitement, une fois de plus, avec l'idée traditionnelle du caractère cyclique de toute manifestation, qui implique un espace-temps clos. Cependant, il y a une différence essentielle entre cercles et droites : alors que deux cercles - ou un cercle et une droite - se rencontrent nécessairement en deux points ou pas du tout (sauf s'ils sont tangents, ce qui représente en réalité un cas limite), deux droites (d'un même plan) au contraire se rencontrent toujours en un et un seul point. Ce point est le centre de la croix formée par ces deux droites ; il représente le principe qui "rayonne" dans toutes les directions et produit ainsi la Forme absolue, l'espace, réceptacle de toutes les formes. Mais une fois que ce processus d'émanation est parvenu à son terme, que se passe-t-il ? Les deux branches de la croix, et tous les autres "rayons" issus du centre, ne peuvent que se refermer et converger en un point qui est l'analogue, symétriquement inverse, du point d'origine. Pour visualiser cela, il suffit de se projeter sur une sphère ; la structure géométrique de la sphère, en effet, est essentiellement identique à celle du plan complété par une droite ou un point à l'infini. Les droites sont alors les grands cercles de la sphère, c'est-à-dire ses sections par les plans passant par le centre, tandis que les cercles sont les sections par les autres plans. Les deux pôles extrêmes représentent les deux principes opposés de la manifestation. Deux droites issues du pôle supérieur - par exemple - forment alors une croix qui se referme au pôle inférieur ; on obtient alors deux circonférences sécantes, qui, projetées sur un plan depuis un point appartenant à l'axe des pôles, formeront une croix, mais qui, projetées depuis tout autre point, formeront un croissant (ou plutôt deux croissants reliés par les extrémités). En géométrie projective, les deux pôles supérieur et inférieur sont identifiés et forment un seul point, mais qui possède deux déterminations (en réalité, il en possède même une infinité). L'équateur représente la limite du plan, la "droite de l'infini", de sorte que les deux droites sécantes qui forment les branches de la croix se coupent bien en un seul point, et en même temps, elles forment chacune un chemin fermé dans le plan, de sorte que si l'on parcourt la totalité ordonnée des états ou degrés de manifestation échelonnés selon une direction donnée, on finit par revenir au point de départ, au principe. En réalité, sur la sphère, on a parcouru une demi-circonférence qui va du pôle supérieur au pôle inférieur, lesquels doivent être vu comme deux déterminations opposées d'un même point, de sorte qu'on est symboliquement revenu à l'origine. C'est qu'au moment où l'on atteint le cercle-limite de l'équateur, la "droite à l'infini", il s'est produit un "renversement" de polarité grâce auquel les états correspondant à la partie inférieure de la demi-circonférence parcourue ont été "transmués" dans les états correspondant à la partie supérieure de la demi-circonférence complémentaire. Cette "croix sphérique", qui est l'achèvement et la limite de la croix plane, est précisément ce qui engendre la vision du croissant lunaire, qui est la projection sur le plan de la rétine de deux circonférences méridiennes, une sombre et une éclairée, s'intersectant sur la surface de la lune. Ainsi, l'origine cosmique et naturelle du symbolisme du croissant coïncide absolument et parfaitement avec l'interprétation géométrique et métaphysique que nous venons d'en donner ; elles coïncident même à une profondeur indescriptible, car les phases de la lune, qui symbolisent traditionnellement les étapes successives de la manifestation, correspondent alors à la rotation, sur la surface de cette planète, d'une des deux circonférences autour de l'axe polaire, c'est-à-dire à la rotation d'une branche de la croix par rapport à l'autre ; cette branche parcourt ainsi l'ensemble des "rayons" qui représente, vue du centre, la totalité des possibilités de déploiement spatial principiellement contenues dans l'origine. Il y a donc ici une correspondance parfaite entre symbolisme cosmique et symbolisme géométrique, et entre les symbolismes de la croix et du croissant.

Un ami m'a récemment interrogé sur le rôle de Sarah, la femme d'Abraham, dans l'islam. N'ayant jamais fait de recherches approfondies sur la question, je n'ai pu que répondre des choses assez générales, mais qui s'insèrent naturellement dans le présent contexte. Sarah, en arabe Sarâ, apparaît évidemment surtout comme la mère du prophète Isaac (Ishâq, qu'il faut lire Is-hâq, avec h aspirée). Le chapitre sur Isaac dans le livre des Châtons des sagesses  d'ibn 'Arabî tourne autour de l'idée de"Haqq", vérité essentielle, principielle, qui est contenue dans le nom même de ce prophète : Is-hâq peut en effet se comprendre comme "Is Haqq", l'Être-vrai, la racine is en arabe désignant le principe, le fondement, ce qui est, comme l'esse latin. Le nom Sarâ, lui, peut être rapproché du mot sirr qui désigne le secret, dans le sens de secret initiatique et aussi de non-manifesté ; par ailleurs, cette racine renferme aussi l'idée de totalité (en arabe comme en sanscrit, d'ailleurs). Sarâ mettant au monde Ishâq, c'est donc le secret de la totalité non-manifestée qui produit l'Être vrai. Mais le chapitre sur Isaac contient aussi un rapprochement avec la figure de Jésus, et M. Gilis, dans son commentaire, souligne le fait que cette analogie entre Isaac et Jésus est partagée avec les théologiens chrétiens. Elle implique forcément une analogie entre Sarah et Marie, qui représente aussi le secret de l'Essence divine accouchant virginalement du Verbe. Mais s'il est permis de rapprocher Isaac de Jésus, il semble logique de rapprocher Ismaël, l'autre prophète issu d'Abraham, de Muhammad, le Sceau de la prophétie. Or si le chapitre sur Isaac, dans les Châtons, tourne autour de l'idée de Haqq, le chapitre sur Ismaël, lui, tourne autour du mystère de l'Identité suprême et de l'Unité de l'existence (Wahdat al-wujûd), ce qui fait penser à l'idée de Haqîqa comme corrélat d'al-Haqq ; la Haqîqa dans le soufisme désigne la réalité essentielle des choses, et, au degré suprême, la Réalité une et inconditionnée, tandis qu'al-Haqq, qui procède de la même racine, désigne leur réalité actuelle, et la puissance existentiatrice (qui comme telle est souvent mise en opposition avec al-khalq, la création). Il n'est pas possible de déterminer avec certitude si, dans l'islam, le fils qui devait être sacrifié par Abraham est Isaac ou Ismaël ; les sources sont imprécises sur ce point, ce qui indique que les deux versions du mythe sont également plausibles. La majorité des savants semble avoir penché pour Ismaël, et certaines sources archéologiques et historiographiques (comme la tradition de sacrifier le fils premier-né chez les Chaldéens) tendent à confirmer cette version, mais le livre des Châtons, qui procède d'une inspiration divine directe, affirme le contraire. Cette question n'est pas d'une importance capitale si l'on considère qu'Isaac et Ismaël sont en réalité - comme Abraham lui-même - deux aspects d'une même réalité, qui se manifeste tantôt comme Haqq ou Être vrai, tantôt comme Haqîqa ou Réalité transcendante. Il y a un point en tout cas sur lequel la tradition islamique est unanime, et en divergence avec la tradition biblique : lors de l'épisode du sacrifice, le fils - comme d'ailleurs la mère - était au courant des desseins du père et il les approuvait. C'est même lui qui incite son père à aller jusqu'au bout de son acte, alors qu'au début Abraham hésite. Le passage des chroniques de Tabârî dans lequel Ismaël demande à son père de lui voiler le visage, de crainte qu'il n'ait pas le courage de faire ce que Dieu lui a ordonné, est particulièrement émouvant. Dans cette version de l'histoire, le sacrifice du fils relève de la volonté du fils plus encore que de celle du père ; il y a un renversement de la perspective biblique qui n'est pas sans signification. Le fils immolé, c'est bien sûr en réalité Abraham, c'est-à-dire l'âme d'Abraham, car "le fils est le secret du père". Et le bélier qui est finalement effectivement sacrifié - dans un geste symbolique qui est reproduit chaque année par les musulmans dans leur principale fête religieuse - est encore une figure d'Abraham lui-même, c'est-à-dire un autre aspect du principe qu'il représente. M. Gilis établit un rapprochement entre Abraham, Isaac et le bélier et les trois personnes de la Trinité. Cela nous ramène à ce que nous disions au début sur le bélier qui représente l'Esprit : si Abraham et le bélier représentent respectivement la première et la troisième hypostase, Isaac peut parfaitement représenter la deuxième, c'est-à-dire le Verbe, le Logos. Mais si l'on considère que le fils sacrifié était Ismaël, alors Isaac, qui vient après, et qui peut être vu comme une récompense octroyée à Abraham pour son sacrifice, peut aussi bien représenter l'homme régénéré par l'immolation de son "moi" individuel, donc être mis en relation avec le "Christ ressuscité". Jésus est désigné dans le Coran comme "la Parole d'Allâh", et sur le plan initiatique, il est le détenteur de la science des lettres. Mais le symbolisme d'Ismaël est aussi en rapport avec celui de la Langue parfaite et universelle ; d'ailleurs le nom Ismaël vient d'une racine qui évoque entre autre choses l'écoute. De ce point de vue, il apparaît bien sûr comme un précurseur de Muhammad, porteur de la Révélation synthétique et totalisante, en langue arabe, qui est celle d'Ismaël. Or, si Jésus a pu dire "Je suis la Vérité" (al-Haqq), Muhammad aurait pu dire "Je suis la Réalité essentielle - al-Haqîqa" ; même s'il ne l'a pas dit de cette façon (Dieu en revanche a dit : "si tu n'avais pas été, Je n'aurais pas créé l'univers"), c'est ainsi qu'il apparaît aux yeux de l'ésotérisme islamique, selon lequel la Réalité muhammadienne est antérieure à toute réalité (on peut citer à l'appui de cette thèse nombre de traditions dont celle-ci : "j'étais Prophète alors qu'Adam était entre l'eau et l'argile", c'est-à-dire dans un état intermédiaire entre le manifesté et le non-manifesté). Enfin, c'est avec l'aide d'Ismaël qu'Abraham bâtit la Ka'ba, la maison sacrée, centre symbolique de l'univers manifesté, et la commémoration annuelle du sacrifice d'Abraham est en relation avec le pèlerinage à la Mecque, de sorte qu'on retrouve le lien entre le sacrifice et le sanctuaire. De quelle que façon qu'on l'envisage, la double figure d'Isaac et d'Ismaël reflète une dualité fondamentale d'aspects et de fonctions au sein d'une même réalité métaphysique, qui annonce la dualité et la complémentarité entre Jésus et Muhammad. Si Muhammad, pour l'islam, est venu achever l'oeuvre de Jésus et de tous les prophètes antérieurs, il ne faut pas oublier que c'est Jésus qui, à la fin des temps, doit revenir achever l'oeuvre de Muhammad et rétablir l'islam dans sa pureté originelle, en sa qualité de "Sceau de la sainteté universelle". De même, le croissant achève la croix, mais il n'est rien de plus lui-même que deux croix dont les branches sont unies, et dont l'une est l'image inverse de l'autre.
Certains musulmans considèrent que le terme "Paraclet", dans le Nouveau Testament, constitue une altération de "Périclitos", qui signifie "le Loué", et serait donc annonciateur de la venue du Prophète. Les chrétiens rejettent cette lecture, ce qui donne lieu à des disputes sans fin ; en réalité, les uns comme les autres se trompent, car on peut parfaitement concilier les deux leçons : lire au choix Paracletos ou Périclitos, si l'on considère d'une part que c'est bien à l'Esprit de sainteté que convient l'épithète de "loué", et de l'autre, que le Sceau de la prophétie s'identifie avec le Paraclet, dans son aspect supra-humain et transcendantal. Il faut rappeler à ce propos la qualification coranique du Prophète : il est une "Miséricorde (Rahma) pour les mondes". Or la Miséricorde dont il est question ici est indissociable de l'Essence divine ; elle est l'Essence divine considérée en tant que synthèse de tous les noms, c'est-à-dire en tant qu'elle enveloppe "maternellement" tous les êtres. Rahma est le terme arabe qui se rapproche le plus de l'Agapè évangélique, que l'on a traduit en latin par Amor, mais qui ne doit pas être confondu avec Eros. Or l'Agapè elle-même est un nom du Saint-Esprit, et de même, la Rahma coranique a quelque chose à voir avec le Rûh qui est l'esprit dans tous les sens du terme, et surtout en tant que principe de la vie. Les anciens auteurs chrétiens identifiaient souvent l'Esprit-Saint avec Marie, dont le symbolisme en islam (voir à ce sujet Marie en islam de M. Gilis) se rattache directement à la Rahma universelle. Or Sidnâ Muhammad est aussi l'époux de Marie dans l'Au-delà ; symboliquement, il s'agit donc de deux aspects, féminin et masculin, d'un même principe, ce qui cadre à la fois avec l'identification du Prophète à la Rahma coranique et au Paraclet. Mais alors, si le bélier est une figure de l'Esprit, et si l'on considère que c'est Ismaël le fils sacrifié, Ismaël, Muhammad et le bélier représentent une même réalité, et Isaac, qui apparaît comme le produit du sacrifice, préfigure Jésus ; dans ce cas, il faut considérer que Muhammad, qui s'identifie principiellement avec la Rahma et donc avec Marie, enfante Jésus, ce qui correspond d'ailleurs, au plan ésotérique, à l'ordre naturel des choses, car Muhammad précède et produit tous les Envoyés divins. Le sacrifice de Jésus sur la croix est alors une répétition du sacrifice abrahamique, mais avec interversion des rôles, puisque celui qui était né du sacrifice, comme une conséquence de celui-ci, devient lui-même le sacrifié. En termes néo-platoniciens, ce moment correspond à la conversion, et à la réalisation ascendante vue comme l'aboutissement ultime de la réalisation descendante. Mais si Muhammad précède Jésus dans l'ordre principiel, il faut nécessairement qu'il le suive dans l'ordre naturel, puisque le second représente une analogie inverse du premier. D'ailleurs celui qui a inauguré le mouvement de la Révélation universelle peut seul le clôturer. Mais d'un autre point de vue, la Deuxième personne de la Trinité a préséance sur la Troisième, et la théologie chrétienne elle-même affirme, dans cette optique, que Marie est "fille de son Fils", donc que c'est le Fils qui, en quelque sorte, a produit le réceptacle de sa manifestation ; vu sous cet angle, Jésus doit donc également être considéré comme le producteur de Muhammad, ce qui peut expliquer que c'est lui qui doive revenir à la fin des temps comme "Sceau de la sainteté universelle" (mais sous la juridiction formelle de l'islam). Tout cela peut s'interpréter au moyen des concepts néo-platoniciens de Manence, Procession et Conversion (Manè, Proodos, Epistrophè). Ces trois "moments" sont à la fois unis et hiérarchisés, mais selon un ordre circulaire ; chacun d'eux est compris dans les deux autres, et a préséance sur eux sous un certain rapport. Chaque nom et chaque envoyé divins participe des trois à quelque degré, mais on pourrait dire que l'aspect manentiel domine dans le Paraclet et dans Muhammad, - on le voit notamment au fait que le concept de Manence, chez Proclus, est intimement lié à celui de l'Éternité comme dénomination du Principe suprême, or chez ibn 'Arabî, l'Éternité qui est le "Temps des temps" est également un aspect du Prophète (symbolisme de la Balance, "al-Mîzân", qui renvoie d'ailleurs à l'idée d'équilibre et donc de Manence) - l'aspect conversif chez Jésus et chez les saints en général, l'aspect processif chez la plupart des prophètes (la prophétie est indissociable de l'idée de révélation, donc de manifestation, et la sainteté est indissociable de celle de réalisation, qui est assez proche de l'idée de conversion). Il y a un double aspect dans la Manence, qui peut être vue comme la synthèse finale de la procession et de la conversion, mais qui peut aussi précéder celles-ci d'une manière radicale et absolue. Et il y a aussi un double aspect dans la conversion, qui peut être vue comme le moment ultime de la procession, mais aussi comme sa condition, car seul ce qui est susceptible de se convertir - c'est-à-dire de faire retour au Principe - peut procéder.

Signalons pour finir que le point au centre de la demi-circonférence, l'étoile au creux du croissant, qui représente le Principe dans sa Manence, prend souvent dans l'art islamique la forme d'une étoile à cinq branches, d'un pentagone étoilé, qui est un symbole traditionnel de l'Homme transcendant. Celui-ci est encore une dénomination du Prophète. Cela signifie que l'Homme transcendant, dans son aspect suprême, est immanent à l'Essence divine. Mais la géométrie projective permet encore de rendre plus clair le sens de cette analogie (entre le point et le pentagramme), car la propriété géométrique essentielle et fondamentale de tout pentagone, qui explique (du moins en partie) son importance symbolique, est qu'il est toujours inscrit et circonscrit à une certaine conique et détermine univoquement ces deux coniques ; il est le seul polygone à posséder cette propriété. Or une conique, qui est l'équivalent projectif d'un cercle, est un symbole de la totalité manifestée. Le fait que le pentagone détermine univoquement sa conique circonscrite s'interprète donc comme : l'Homme transcendant détermine univoquement la totalité manifestée dont il est le centre. On remarquera à ce propos que le nombre cinq est le symbole traditionnel de l'Esprit, qu'il revient aussi de manière constante dans l'islam, et qu'il correspond à la lettre Hâ, racine du pronom personnel Hû, "Lui", dont l'exégèse symbolique en tant que nom divin mène directement à la doctrine de l'Ipséité, qui se rattache à la "Troisième personne de la Trinité". On voit donc une fois de plus à quel point tous ces concepts et doctrines forment un ensemble cohérent et uni.

2 commentaires:

  1. Bonjour,

    Merci à vous pour cet article. Auriez-vous une adresse mail ? Seriez-vous disponible pour discuter en privé ?

    Merci beaucoup,

    Amine.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je suis disponible pour discuter si vous le désirez. Vous pouvez m'écrire à mael.moustafa@gmail.com.

      Salâm,

      M.

      Supprimer