De
l'Unité de l'Existence (wahdat
al-wujûd)
La
doctrine de la wahdat
al-wujûd, que l'on
traduit diversement par Unité, ou Unité transcendante, de l'Être
ou de l'Existence – suivant la manière dont on comprend chacun des
termes qui composent cette expression – est considérée par les
maîtres de l'ésotérisme islamique, ou du moins par certains
d'entre eux, comme l'un des enseignements fondamentaux de l'islam,
voire comme le coeur même de la Révélation. Pourtant elle reste
l'une des doctrines les plus controversées, non seulement par ceux
qui s'en tiennent à l'aspect extérieur des choses, mais aussi par
certains maîtres spirituels désireux de se démarquer de l'erreur
« panthéiste ».
Lorsqu'on
l'évoque en contexte islamique, elle déchaîne souvent des passions
bien difficiles à comprendre de l'extérieur, comme si l'on touchait
à un point particulièrement sensible. La vérité est que, comme
pour beaucoup de doctrines relevant d'un certain niveau conceptuel,
beaucoup de ceux qui la critiquent, comme de ceux qui s'en
revendiquent d'ailleurs, sont loin d'en comprendre le sens véritable.
Nous
pensons que cette doctrine occupe effectivement une place
fondamentale dans l'économie de la Révélation muhammadienne, et
même qu'elle constitue la principale clef ouvrant l'accès à
l'herméneutique du Texte coranique ; bien plus, nous pensons que son
ignorance ou son incompréhension est responsable de bien des
errances qui frappent aujourd'hui la Oumma, sur le plan intellectuel
d'abord, et sur tous les autres par voie de conséquence. C'est
pourquoi nous allons tâcher, en nous basant sur les maîtres d'hier
et d'aujourd'hui, de présenter les grands traits de cette doctrine
complexe, en dissipant quelques erreurs fréquentes à son sujet.
Puisse Dieu nous prêter assistance.
1.
Position du problème
Basiquement,
la wahdat al-wujûd
affirme l'unité essentielle de tout ce qui existe
(wajada), c'est-à-dire
étymologiquement de tout ce qui peut être l'objet d'une saisie
cognitive ou intuitive quelle qu'elle soit, de tout ce qui peut être
« trouvé », puisque tel est bien le sens premier du
verbe wajada.
En d'autres termes, ce que cette doctrine affirme, est que toute
multiplicité revêt nécessairement un caractère illusoire,
passager : tout procède de l'Unité (divine) et revient finalement à
l'Unité, conformément à la parole coranique : « tout
ce qui est sur elle (sur terre) est appelé à s'éteindre: seule
subsiste la Face de ton Seigneur, le Détenteur de la Majesté
transcendante et de la Générosité (ou de la Noblesse) ».
Il est à noter que déjà Ghazâlî, maître soufi relativement
ancien (par rapport au processus d'élaboration de cette doctrine) et
réputé « modéré », en tout cas reconnu (presque)
unanimement comme une référence même du point de vue exotérique,
interprétait ce verset, dans son Tabernacle
des Lumières, en
insistant sur le fait qu'il ne fallait pas comprendre cette
« extinction » de toute chose dans une perspective
temporelle ; rapportée à la Face, c'est-à-dire à l'Essence
divine, toute chose est en elle-même, actuellement, « évanescente »,
dépourvue d'existence propre ; à Allah seul appartient l'existence
véritable, qu'Il communique librement à ce qu'Il veut, de sorte que
rien n'existe véritablement que Lui. Ghazâlî utilise à ce propos
l'image de la lumière du soleil, qui ne « sort » jamais
vraiment de l'être du soleil, bien qu'elle s'en distingue d'une
certaine façon. On rejoint là l'enseignement des philosophes
néo-platoniciens, tel Plotin, pour lesquels les êtres procèdent de
l'Un – le « Dieu » véritable – tout en demeurant en
lui, donc sans jamais cesser de s'identifier sous un certain rapport
avec lui. Ainsi Ghazâlî, dans son oeuvre majeure intitulée, la
Revivification des
sciences de la religion,
rapporte en l'approuvant une parole du cheikh al-Mayhâni disant à
propos du verset coranique « Il les aimera et ils L'aimeront »
: « en vérité
Il les aimera, bien qu'Il n'aime jamais véritablement que Lui-même
; car Il est le Tout, et il n'y a rien dans l'existence à part
Lui ». Cette
affirmation qu' « il n'y a rien dans l'existence à part
Lui », qui est la définition même de la wahdat
al-wujûd, se retrouve
d'ailleurs très fréquemment dans toutes les oeuvres de Ghazâlî,
ce qui prouve clairement que celui-ci connaissait et souscrivait à
cette doctrine. Pourtant, il est singulier de voir que nombre des
adversaires de l'Unité de l'existence se réclament de Ghazâlî ; à
croire qu'ils ne l'ont pas lu avec toute l'attention qu'il mérite...
Mais d'un autre côté, il nous est arrivé d'entendre des défenseurs
de la doctrine en question douter que Ghazâlî l'ait vraiment
professée, ce qui pose également question quant à leur façon de
comprendre et les propos de l'imâm Abu Hâmid, et la signification
de la wahdat al-wujûd.
Il
est vrai que c'est surtout le « Cheikh al-Akbar »
Muhyi-d-dîn ibn ‘Arabî qui passe pour être le principal
promoteur, sinon l'inventeur de cette doctrine. Et c'est surtout sur
lui que se concentrent les attaques de ses détracteurs. Or, ce qui
est singulier, c'est que l'expression wahdat
al-wujûd ne figure
jamais telle quelle dans l'oeuvre d'ibn ‘Arabî, en tout cas avec
la signification que nous lui donnons actuellement ; ce sont surtout
les disciples et continuateurs du Cheikh al-Akbar, tels Qunâwî,
Qachânî, etc. qui vont donner son sens et son importance actuels à
la formule. Il n'en reste pas moins que l'on trouve chez ibn ‘Arabî,
comme chez Ghazâlî et d'autres, cette idée qu'à Allah seul
appartient l'existence véritable, ou en d'autres termes, que tout ce
qui procède de l'Un, demeure en quelque façon dans l'Un ; mais il
est possible ibn ‘Arabî et ses continuateurs insistent davantage
sur ce que cela implique d' « identification » des
choses à leur Principe, de l'univers à Dieu. C'est cette
identification qui pose problème à beaucoup de gens, qui y voient
une négation de la Transcendance divine – Dieu se réduisant à sa
manifestation, à l'univers créé – et une forme
d' « associationisme » - hérésie qui consiste à
attribuer à autre qu'à Dieu ce qui n'appartient qu'à Lui, comme la
puissance créatrice, le droit d'être adoré, etc.
En
ce qui concerne la seconde accusation, il faut noter qu'elle est
paradoxale, car ce sont alors les partisans de la wahdat
al-wujûd qui sont en
droit de retourner l'accusation contre leurs adversaires, en leur
reprochant d'attribuer à autre qu'à Dieu une existence propre qui
n'appartient qu'à Lui. C'est d'ailleurs l'argument que l'on
rencontre sous la plume de Ghazâlî, comme de nombreux maîtres
avant et après lui : celui qui attribue une existence véritable à
un autre qu'à Allah est encore prisonnier de l'hérésie
« associationniste ». C'est même selon eux la forme
d'associationisme par excellence.
Mais
la première accusation, celle de nier la transcendance divine,
mérite un examen plus attentif. Elle met en effet le doigt sur une
erreur possible, celle qui consiste à identifier purement et
simplement l'Un à sa manifestation, à réduire Dieu au monde, en
particulier au monde sensible, ce qui constitue l'hérésie
« panthéiste », contre laquelle, si l'on est attentif,
on verra que se sont élevés des maîtres comme Ghazâlî ou même
ibn 'Arabî. Or ce type d'erreur, qui s'accompagne volontiers d'un
mépris pour tout ce qui est « Loi révélée » et
religion formelle, flatte certains aspects de la mentalité moderne,
et de ce fait prospère facilement dans une époque comme la nôtre ;
ce qui explique en partie la violence de la réaction anti-wahdat
al-wujûd chez des
personnes soucieuses de préserver les formes et le cadre légal de
la religion. Mais cela ne les excuse pas de commettre, à propos du
vrai sens de cette doctrine, la même confusion que ceux qu'ils
prétendent combattre, et de ne pas voir que non seulement cette
doctrine, lorsqu'elle est bien comprise, est parfaitement compatible
avec l'idée de transcendance divine, mais qu'elle est même la seule
interprétation de certains passages coraniques qui rende
véritablement gloire à cette Transcendance.
2.
Unité et manifestation
En
fait, pour bien comprendre ce que recouvre exactement l'expression de
wahdat al-wujûd,
il faut se pencher sur l'idée de manifestation,
idée centrale en doctrine soufie, mais qui échappe par sa subtilité
à la plupart des détracteurs, comme des défenseurs incultes de la
doctrine qui nous occupe. Selon ce point de vue, qui n'est pas propre
au soufisme mais que l'on rencontre de façon universelle dans le
monde traditionnel, ce que certains textes sacrés comme le Coran
désignent symboliquement comme une « création ex nihilo »,
l'univers, n'est rien d'autre que la manifestation d'un principe,
Dieu, qui en Lui-même demeure voilé. C'est à travers la
« création » que Dieu « apparaît » à Ses
« créatures », et celles-ci ne sont rien de plus que le
lieu et l'acte de cette apparition même. Ainsi, l'idée que
l'univers et tout ce qui existe consiste en un ensemble de « signes »
au moyen desquels Allah Se « révèle » aux créatures
douées d'intelligence que sont les hommes et les « djinns »
apparaît en de multiples endroits dans le Coran, par exemple dans la
sourate Al-Fuççilat
(Les Signes détaillés),
verset 53 : « Nous
leur ferons voir Nos signes dans les horizons (de l'Univers) ainsi
qu'en eux-mêmes, jusqu'à ce qu'il leur apparaisse clairement que
c'est Lui al-Haqq,
la Vérité. Ne vous suffit-il pas que votre Seigneur soit témoin de
toute chose ? ».
Ce verset, qui a donné lieu à d'abondants commentaires ésotériques,
fait clairement allusion à une révélation graduelle de l'Être
suprême à travers l'ensemble de la création. Ainsi Al-Burûsawî,
dans son célèbre commentaire Rûh
al-bayân (« L'Esprit
de la démonstration, ou de la Révélation »),
lui consacre un long développement dans lequel on trouve notamment
ce passage très significatif :
La totalité des sciences, des
actes et des effets, qu'ils se rattachent à la Beauté (Jamâl)
ou à la Majesté (Jalâl,
litt. Transcendance ou Majesté suprême, inconditionnée) divines,
constituent d'abord des caractères (ou des oeuvres) essentiels,
enveloppés dans le Mystère de l'Essence ; ensuite, des formes ou
des entités de nature noétique résidant dans l'enceinte de la
Science divine, puis enfin des réalités ontiques accomplies dans le
domaine de l'existence effective. C'est en vue de cet accomplissement
effectif, de cette existence tournée vers le dehors, qu'Allah a créé
les âmes individuelles et les horizons, les cieux et les terres, et
les deux plérômes supérieur et inférieur, afin que ce qui était
objet de science devienne objet de vision et de contemplation, et
qu'enfin le Verbe (ou Commandement) divin, dans son triple aspect de
Splendeur, de Majesté et de Perfection, réalise sa plénitude, et
que s'actualise absolument, par le moyen de l'existence effective et
extérieure, sa Sagesse pré- et post-éternelle.
La
notion de signe,
en arabe âya,
qui joue un si grand rôle en islam – rappelons que ce que nous
désignons en français comme « versets » coraniques
reçoit également en arabe ce nom de « signe », ce qui
rattache toute existence, envisagée comme symbole de la puissance
divine, à la Parole éternelle et incréée – porte donc en
elle-même l'idée d'un déploiement progressif des caractères
principiels initialement enveloppés dans l'unité de l'Essence,
d'une procession,
en termes néo-platoniciens. À cette idée de signe se rattache
intimement celle de la lumière : la lumière est ce qui rend
possible la vision, c'est-à-dire, au figuré, la connaissance ; elle
est ce qui manifeste et rend quelque chose manifeste, le signe ou
symbole par excellence. « Allah
est la Lumière des cieux et de la terre », voilà
ce qu'on peut lire à ce propos dans le fameux verset dit « de
la lumière », dans la sourate du même nom ; ce verset est
fréquemment invoqué, et à juste titre, à l'appui de la wahdat
al-wujûd. De même
que la lumière sensible emplit tout l'univers sans être localisée
en un lieu précis, et fait apparaître les différences entre les
choses singulières qu'elle tire de l'obscurité tout en demeurant
essentiellement une, de même l'existence divine pénètre toutes
choses sans être limitée par elles, et tire les multiples existants
de la nuit du non-être, tout en restant une et indivise. L'imâm
Ghazâlî a consacré au commentaire de ce verset son ouvrage le plus
fulgurant et le plus ésotérique, le Tabernacle
des Lumières, où
cette analogie entre la lumière sensible et l'existence divine,
envisagée en tant qu'elle se communique librement aux êtres de
l'univers, est développée jusque dans ses ultimes conséquences.
Or, il est intéressant de noter que la suite de ce même verset des
lumières peut également être invoquée à l'appui d'une doctrine
de la procession, de la révélation par stades successifs de l'unité
principielle. Ce verset dit en effet :
Allah est la Lumière des
cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche où se
trouve une lampe. La lampe est dans un (récipient de) cristal et
celui-ci ressemble à un astre de grand éclat ; son combustible
vient d'un arbre béni : un olivier ni oriental ni occidental dont
l'huile semble éclairer sans même que le feu la touche. Lumière
sur lumière. Allah guide vers Sa lumière qui Il veut. Allah propose
aux hommes des paraboles et Allah est Omniscient.
Selon
les diverses interprétations traditionnelles, la lampe, la niche, le
cristal, etc. désignent symboliquement les grandes étapes du
processus de manifestation, ou encore les degrés de l'être
universel, successivement illuminés et tirés de l'indifférentiation
originelle du néant par la lumière de l'Existentiation divine.
Ainsi, l'unité transcendante du réel n'exclut pas la distinction ni
la hiérarchie ; elle en est plutôt la condition. Dans la vision
théophanique du cosmos qui est celle de l'islam traditionnel, ces
deux aspects de la vérité, unité et distinction hiérarchique,
apparaissent toujours corrélés. Si nous revenons au verset 53 de la
sourate Les signes
détaillés, cité
plus haut, il est intéressant de noter qu'il est immédiatement
suivi d'un autre qui en complète le sens ; le verset 54 de cette
même sourate dit en effet : « Ne
sont-ils pas dans le doute concernant la rencontre de leur Seigneur ?
N'est-ce pas Lui cependant qui embrasse (ou qui entoure) toute chose
? » Selon
l'interprétation ésotérique de cette parole, le « doute »
dans lequel sont plongés ceux qui s'écartent du droit chemin de la
vérité, ne concerne pas une rencontre future – aucune indication
temporelle n'est donnée dans ce verset, au contraire du précédent
– mais bien plutôt la rencontre que chacun peut expérimenter
immédiatement, s'il est attentif, de la présence divine à travers
chaque signe qu'Il a disposé « dans les horizons » et
« en eux-mêmes ». Et la fin de ce verset conclut en nous
informant qu'Allah Lui-même « entoure » toute chose,
c'est-à-dire tous ces « signes », qui se ramènent en
définitive à sa Lumière essentielle, à sa Présence dont rien ne
sort. Dans son commentaire Al-Bahr
al-madîd (L'océan immense),
le maître soufi ibn 'Ajîba écrit à ce propos :
« Ne sont-ils pas »,
c'est-à-dire ceux qui sont ignorants au sujet d'Allah, « dans
le doute concernant la rencontre de leur Seigneur » en ce
monde, par le moyen de l'extinction, lorsque l'existence du serviteur
s'éteint dans celle de la Vérité suprême, al-Haqq ;
« n'entoure-t-Il pas toute chose », c'est-à-dire que
l'océan de la grandeur (divine) entoure toute chose, et supprime
toute chose, au point que rien ne subsiste à côté de son Être. On
lit dans les Sagesses (d'ibn 'Atâ-Allâh ?) : « c'est n'est
pas l'existence d'un autre être avec Lui qui te voile Dieu, car il
n'y a rien avec Lui ; ce qui te Le voile, c'est uniquement l'opinion
fallacieuse qu'il y a un autre existant avec Lui ». Et encore :
« les êtres (mondains) subsistent par Sa subsistence,
oblitérés par l'Unité de Son Essence : l'Unité de l'Essence a
effacé l'existence des choses dans leur totalité, de sorte que seul
demeure l'Ancien, l'Éternel. » De même, le Pôle ibn Machîch
a dit à Abu Al-Hassan – qu'Allah soit satisfait de lui - : « Ô
Abu al-Hassan ! Affine l'oeil de la foi, tu trouveras Allah en toute
chose, auprès de toute chose, avec toute chose, avant et après
toute chose, au-dessus et en-dessous de toute chose, près de toute
chose et entourant toute chose, d'une proximité qui est Son attribut
et d'un enveloppement qui est Son épithète. Libère-toi des
conjectures et des définitions, des lieux et des déterminations
spatiales..., abolis le tout au moyen de Son attribut : Lui, le
Premier et le Dernier, l'Apparent et le Caché, (tu verras alors
qu'Il est) l'Identité exprimée par la formule « Il est Lui »
: Allah était (dans la pré-éternité) tel qu'il n'y ait rien avec
Lui, et Il est maintenant tel qu'Il était alors ».
La
façon dont ces deux versets se complètent est digne d'admiration,
et elle est assez typique du « style » coranique : dans
le premier, il est question du dévoilement progressif d'une Réalité
une et universelle (al-Haqq) à travers une multiplicité indéfinie
de « signes » qui s'échelonnent dans l'espace et se
succèdent dans le temps. L'emploi du futur (« Nous leur ferons
voir »), ici comme dans d'autres passages similaires du Coran,
est intentionnel et recèle un sens caché, celui d'un processus
ininterrompu, qui n'a pas de terme, de conclusion définitive dans
l'ordre spatio-temporel, et ne saurait pas en avoir : réellement, il
n'y a pas de terme à la « révélation », de même qu'il
n'y a pas de fin aux actes et aux paroles d'Allah, parce qu'il n'y a
pas de limites à Son Essence. Le « jusqu'à ce qu'il leur
apparaisse » fait référence à une conclusion du procès de
manifestation, mais qui n'est pas d'ordre temporel, qui n'appartient
pas, ou déjà plus, au domaine du manifesté ; elle en implique
plutôt le dépassement. La succession indéfinie des signes ne prend
réellement fin, pour un individu donné, que lorsqu'il prend
conscience que « Lui-la-Vérité » constitue l'unique
Réalité, qui transcende infiniment Ses expressions variées. Le
flux mouvant de la manifestation, pour cet individu, est alors
arrêté, et ramené vers le Centre universel de l'être, où réside
le Verbe originel, indivisible et incréé. Dans le second verset, ce
mouvement apparaît complètement achevé : tous les signes sont
subsumé par le Soi divin qui « entoure toute chose »,
cette fois sans aucune connotation temporelle. Ce qui indique le
caractère foncièrement illusoire de ce mouvement même : les signes
n'ont d'existence, de réalité propre qu'aux yeux de ceux qui n'ont
pas encore réalisé la Vérité en eux-mêmes, ceux qui « sont
dans le doute concernant la rencontre de leur Seigneur » ; pour
les autres, la vérité est qu'Il englobe toute chose, depuis
toujours et à jamais, point final (c'est en effet ainsi que se
termine toute la sourate). L'auto-suppression de l'illusion est
l'acte qui fonde la réalité de la révélation. Il est donc
essentiel de comprendre que ce processus de la manifestation n'est
pas linéaire mais cyclique : tout part de l'Essence divine
non-manifestée pour revenir à Elle. D'ailleurs, en toute rigueur,
ce processus ne peut même pas être décrit, toute description étant
linéaire ; aucun symbole ne peut exprimer adéquatement la
suppression de tous les symboles, qui est leur accomplissement
véritable. On ne peut que la réaliser,
en laissant chaque symbole « fonctionner » jusqu'à
l'épuisement de ses possibilités sémantiques. Voilà pourquoi les
deux versets (53 et 54) qui closent la sourate des Signes
détaillés, si
importante du point de vue de la métaphysique du symbole en islam,
ne décrivent pas tant le processus de manifestation, qu'ils n'en
épousent le mouvement par leur structure formelle ; c'est d'ailleurs
un procédé courant dans le Coran, et, pourrait-on dire, dans la
littérature sacrée en général. Tout comme l'univers, le Coran est
lui-même une révélation (et même, du point de vue islamique, la
Révélation par excellence), qui doit permettre de comprendre
comment « fonctionne » la révélation en général.
Aussi, plutôt que de décrire de façon analytique les phases
d'émanation et de retour dont est constitué tout cycle de
manifestation – ce que rend impossible l'extrême intrication de
ces deux aspects du procès, - les deux versets ci-dessus en offrent
l'exemple synthétique : le premier manifeste un mouvement
centrifuge, qui correspond à l'émanation du Verbe ; le second, un
mouvement centripète qui correspond à sa réintégration finale au
sein de l'Unité, mais il exprime en même temps, grâce à l'absence
de verbe conjugué1,
une sortie hors du domaine spatio-temporel, cosmique, qui est le
véritable terme du procès.
Le
sens ultime de l'omniprésence des « signes » d'Allah
dans le macrocosme (les « horizons ») et le microcosme
(« en eux-mêmes ») n'est donc autre que la présence
d'Allah en toute chose, ou mieux, autour de toute chose, comme un
réceptacle immatériel. En effet, la propriété essentielle d'un
signe, d'un symbole, est de renvoyer à autre chose que soi-même, de
le révéler et par là même de le rendre présent en quelque
manière ; et pour pouvoir remplir cette fonction, pour pouvoir
rendre présent ce qu'il signifie, il faut que ce dernier soit en
quelque façon immédiatement présent en lui. Un symbole, en tant
que symbole, emprunte toute sa réalité à ce qu'il signifie (à son
référent), surtout si ce référent est la Réalité suprême –
suprême, justement, dans la mesure où c'est à elle que tout fait
ultimement référence. Le caractère traditionnel de cette
interprétation est suffisamment attesté par ce passage du
Tabernacle
de Ghazâlî, qui montre comment la vraie signification du Tawhîd
réside dans ce que
nous nommons wahdat
al-wujûd, à savoir
la reconnaissance du caractère illusoire de toute multiplicité et
de toute dualité :
Le Tout
est Sa Lumière, ou plutôt Il est le Tout. Bien mieux, personne
d'autre que Lui n'a d'ipséité, si ce n'est par abus de langage.
Nulle lumière donc, excepté Sa Lumière ! Toutes les autres
lumières sont telles par la face qui est vers Lui et non par
elles-mêmes. Tout ce qui a une face est dirigé vers Lui et tourné
vers Lui: "...et quelque part que vous vous tourniez, là est la
Face d'Allah." Nulle divinité donc, excepté Lui ! En effet le
mot "divinité" représente ce vers quoi la face se tourne
en adoration et en dévotion, et j'entends par là les "faces
des cœurs", qui sont les lumières dont il s'agit. Bien mieux,
de même qu'il n'y a nulle divinité si ce n'est Lui, il n'y a nul
"lui" si ce n'est Lui ! car le mot "lui"
représente tout ce que l'on désigne, d'une manière ou d'une autre,
et nul autre que Lui n'est désigné. Plus exactement encore, tout ce
que tu désignes est en réalité une désignation dont Il est
l'objet, même si tu n'en es pas conscient parce que la "vérité
des vérités" que nous avons mentionnée t'échappe. Désigner
la lumière du soleil, ce n'est pas autre chose que désigner le
soleil. La relation entre tout ce qui existe et Lui est analogue,
dans le monde sensible, à la relation entre la lumière et le
soleil.
Comme
nous l'avons déjà signalé en d'autres occasions, ce passage
prouve, si besoin est, que la doctrine de l'Unité de l'existence,
pourvu qu'elle soit bien comprise, n'entre nullement en conflit avec
l'idée de la Transcendance divine ; bien au contraire, comme nous
l'avons signalé plus haut, nulle autre interprétation de la formule
« il n'est de divinité à part Allah » ne préserve
mieux Sa Transcendance contre toute forme d'anthropomorphisme, même
la plus subtile. En d'autres termes, l'espèce d' « identification »
que cette doctrine implique entre l'être du Créateur et celui de la
créature, loin de l'exclure, suppose
en même temps la
différence la plus abyssale
entre leurs natures respectives. L'existence, en effet, a beau être
une et indivisible, cela ne suffit pas à abolir le rapport
de dépendance ontologique qui existe entre le Principe, qui possède
l'existence par Lui-même, et ses dérivés, qui la reçoivent
toujours d'un autre. Les créatures ne sont que des « désignations »
du Créateur ; elles ne sont pas pour ni par elles-mêmes, mais pour
Lui et par Lui. Lui seul est « pour Lui-même », ce qui
Le place infiniment au-dessus de tout le reste, tellement au-dessus
qu'Il ne peut même plus être dit « au-dessus », car
cela suppose encore une comparaison possible, alors que l'Absolu est,
par définition, ce qui n'entre en rapport, en comparaison avec rien.
C'est pourquoi Ghazâlî écrit, à propos de la formule « Allahou
Akbar » (« Allah est plus grand ») :
Ils (les
Réalisés) ne comprennent pas la parole "Allah est plus grand"
dans le sens qu'Il serait plus grand que les autres, loin de là !
puisqu'il n'y a personne dans l'existence qui soit "avec"
Lui et qu'Il pourrait donc dépasser en grandeur. Bien plus, personne
ne partage avec Lui le rang de la coexistence, pas même celui de
l'existence subséquente.
Il
n'y a donc pas, comme on le croit trop souvent, à rappeler cette
différence irréductible de nature entre l'Être absolu et les être
contingents pour « tempérer » ce que la doctrine de
l'Unité de l'Être aurait d' « excessif », car
c'est justement cette doctrine qui entraîne une telle différence
irréductible comme conséquence spéculative incontournable, une
fois qu'on en a saisi la nature, qui est dynamique
et non statique. Et ce n'est pas non plus par un « dosage »
adéquat d'identité et d'altérité entre Dieu et le Monde qu'on
arrivera à saisir la vraie nature de leur rapport, qui est
fondamentalement dialectique, comme les Anciens le savaient
parfaitement.
3.
La dynamique de l’Unité
C'est
justement cet aspect essentiellement dynamique de la wahdat
al-wujûd
qu'ignorent ses adversaires mais aussi la plupart de ses défenseurs,
et qui est responsable de tant de confusion à son propos.
L'essentiel en effet est de comprendre qu'il ne s'agit pas de poser
une équivalence plus ou moins complète, mais statique, de type « a
= a » entre l'Univers et son Créateur, entre les choses et
leur Principe, mais d'envisager le tout comme les moments
d'un processus
graduel de révélation, au cours duquel une certaine forme
d'altérité est produite, puis réabsorbée par le Principe afin de
manifester Son Identité transcendante. Cette réabsorption, ou
plutôt cette réintégration de toute différence et de toute
altérité dans l'Identité au terme du processus, supprime
l' « autre » en tant que tel pour ne laisser
subsister que l'Un pur, mais en le supprimant, il le réalise, il
rend effective sa raison d'être, qui était la manifestation de
l'Identité et rien d'autre. Ce processus n'est pas de nature
essentiellement temporelle, bien que l'image de la succession
temporelle soit celle qui se présente le plus naturellement à notre
esprit pour envisager la relation entre ses différents « moments ».
D'ailleurs, il suffit de rappeler à ce propos que dans les deux
versets coraniques analysés ci-dessus, relatifs au mouvement de la
révélation, le temps n'était invoqué en rapport avec l'apparition
des « signes », que tant que le processus n'était pas
complètement achevé, ou, ce qui revient au même, tant que celui à
qui s'adressent ces « signes » n'a pas encore pris
conscience de leur contingence par rapport à « al-Haqq »,
la Vérité absolue qui se tient au delà de tout langage. Une fois
cette prise de conscience achevée, une fois la « rencontre »
opérée avec le « Seigneur », qui est le Référent
ultime de tout symbole, toute référence au temps disparaît, et les
choses apparaissent en simultanéité comme « enveloppées »
dans la Réalité unique, ce qui révèle le caractère foncièrement
illusoire de toute succession. Ou, comme le dit encore Ghazâlî à
propos du verset de la Face, ce n'est pas dans un futur plus ou moins
proche, c'est actuellement que toute chose est « évanescente »,
qu'elle a déjà réalisé effectivement son « extinction »,
au moins aux yeux de celui qui en toute chose est parvenu à
contempler la Face de la Vérité. Ce n'est donc pas essentiellement
un processus d'ordre temporel, mais d'ordre intellectuel. C'est
l'intellect qui en est la condition véritable, comme le témoin
privilégié ; d'ailleurs c'est pour lui seul, en quelque sorte, que
tout cela existe. Ce qui est assez logique, car tout signe, pour
exister véritablement en tant que signe, a besoin d'un « pouvoir
de réception », d'un être qui le reçoit, l'interprète, le
comprend en tant que signe, sans quoi il ne peut jouer son rôle
signifiant. Or, nous avons vu plus haut que signifier voulait dire
« présentifier », rendre présent une réalité
invisible qui se cache « derrière » le symbole qui la
révèle. Le pouvoir de réception à l'égard duquel opère le signe
– en l'occurrence symbolique – doit donc d'abord être capable
de recevoir la présence du référent lui-même ; ce qui veut dire
qu'il doit posséder en lui-même, à titre premier, l'intuition de
cette présence que la « lumière du symbole » ne fait
qu'actualiser. Dans le cas de l'intellect, en tout cas, il est clair
que les êtres de l'univers, matériel ou immatériel, ne jouent à
son égard ce rôle de symboles du divin que parce qu'il possède
l'intuition du divin en lui, parce qu'il est lui-même un symbole du
divin, le Symbole des symboles, le premier resplendissement tourné
vers l'extérieur de la Lumière divine ; c'est pourquoi l'imâm
Ghazâlî écrit encore :
La
lumière est ce qui est apparent et qui fait apparaître; cependant,
pour les aveugles, aucune lumière n'est apparente ni ne fait rien
apparaître. L'organisme vivant doué de la vue est donc un élément
aussi nécessaire à la perception que la lumière apparente. Il
l'emporte même sur elle, puisque cet organisme vivant doué de la
vue est ce qui perçoit et que la perception s'opère par lui, alors
que la lumière ne perçoit pas et que la perception ne s'opère pas
par elle mais, plus exactement, en sa présence. En conséquence le
nom de "lumière" mériterait davantage d'être appliqué à
ce qui voit qu'à ce qui est vu.
L'intellect
pleinement réalisé est celui qui, détaché de toute forme
contingente, s'est fixé durablement dans l'intuition de la Présence
divine, jusqu'à s'identifier à cette Présence même, dont plus
rien ne le distrait, pas même sa propre existence. Il est la Lumière
divine universelle, c'est-à-dire Dieu même, en tant qu'Il
S'intuitionne Lui-même de façon parfaite et infinie, c'est-à-dire
en tant qu'Il est Témoin de sa propre Unité, ce qui revient à
réaliser le Tawhîd
parfait, pur et universel. Un tel intellect n'a rien à voir avec
l'existence contingente d'un être individuel ; il est une réalité
universelle, principielle, à laquelle l'homme – et lui seul parmi
tous les êtres de l'univers visible – peut s'identifier dans la
mesure où il s'est « éteint à lui-même » et aux
choses contingentes, par un travail de purification et de
transformation qui est l'objet de la discipline initiatique.
L'intellect pur, l'intellect « en acte » selon la
terminologie consacrée, transcende l'homme lui-même, et constitue
d'autre part l'essence de l'homme, l'Homme véritable et transcendant
– que seul le Prophète a manifesté intégralement en mode
visible. Il n'est d'ailleurs pas une chose à proprement parler, une
réalité que l'on pourrait saisir objectivement, mais un acte :
l'acte d'auto-dépassement vers le Soi divin de toute réalité
objectale, dont la réalisation comme symbole du divin coïncide avec
la suppression comme voile de la Réalité divine. C'est dans
l'intellect que l'homme, et avec lui l'univers entier, fait retour à
Dieu après avoir procédé, et réalise ainsi le but de la
procession ; c'est dans l'homme, non pas certes dans tout homme, mais
dans l'homme spirituel, en tant qu'intellect en acte, que s'opère la
coïncidence entre tous les symboles et leur Référent transcendant
universel, entre toute réalité et la Réalité absolue ; c'est en
lui que toute chose réintègre l'Unité principielle, par l'acte
volontaire d'une pure relativité qui s'abolit elle-même en se
rapportant à l'Absolu – rapportant toute chose avec elle par le
même mouvement.
Ainsi,
en résumé, l’Unité de l’Existence ou de l’Être – selon
les différentes acceptions que l’on peut donner au terme arabe
al-wujûd
– n’est pas quelque chose de statique, figé, et le rapport du
Principe à sa manifestation n’est pas non plus celui d’une
identité « a = a » ou d’une coïncidence plus ou moins
parfaite, mais donnée une fois pour toute ; c’est une
relation vivante, dialectique, un procès au cours duquel l’Unité
principielle se réalise
en mode descendant dans la multiplicité des êtres, qui en retour se
réalise en elle en mode ascendant. De telle manière que ce
mouvement de déploiement de la révélation à partir de l’Un
ineffable et transcendant trouve son accomplissement véritable et
(par conséquent) sa possibilité ultime dans le mouvement inverse,
symétrique, de repliement et de retour à l’Un. Enfin, il est
encore à noter que ce double mouvement cyclique de
déploiement-repliement s’effectue autour, à partir de et vers
l’Unité, mais sans L’affecter en aucune manière ; c’est
pour l’intellect qu’il y a révélation et occultation du
Principe ; quant au Principe Lui-même, un hadith célèbre dit
qu’ « Allah était (dans la prééternité) tel qu’il
n’y ait rien avec Lui, et Il est à présent tel qu’Il était
(alors) », autrement dit, le devenir cyclique de la
manifestation ne concerne que la manifestation elle-même : il
appartient par essence au Principe d’y être totalement soustrait.
C’est pourquoi, dans son vaste traité du commentaire des Noms
excellents d’Allah, le cheikh ibn Barrajân (illustre soufi
andalou) fait dériver le nom même d’Allah d’une racine verbale
signifiant « être distrait, détourné » ; et dans
son commentaire du nom « l’Un », où il expose la
doctrine des cycles, il explique que ce que confère essentiellement
le Principe aux choses qui procèdent de Lui – bien qu’en
Lui-même Il soit au-delà du mouvement et du repos comme tels –
c’est un repos, un pur « rester-en-soi » qui limite la
tendance du manifesté à se fragmenter et l’empêche de se perdre
dans les brumes de l’indéfini, permettant ainsi à la
manifestation d’exister. Du reste l’intellect – dont nous avons
vu plus haut le rôle important qu’il joue dans le procès – a
pour fonction première et essentielle de lier (selon le sens premier
du mot al-‘aql
en arabe), d’unifier : en tant que Symbole des symboles,
qu’Idée suprême chargée d’unifier tout le manifesté pour le
rapporter au Principe non-manifesté, il ne peut jouer ce rôle que
par la présence en lui de l’Unité absolue, celle qui n’a même
pas eu besoin de s’ « unifier » elle-même car
elle était toujours déjà Une et exempte de toute « trace »
de multiplicité ; c’est parce qu’il touche de lui-même,
par en haut, à cette Unité suprême du Principe qui demeure à
jamais en Lui-même, tel qu’en Lui-même, sans avoir besoin
d’aucune espèce de « conversion », que l’intellect
peut remplir sa fonction, de ramener toute chose et de se ramener
lui-même à l’Unité ; et c’est par là aussi que quelque
chose peut « procéder » de l’Un, l’intellect, par
son enracinement ontologique en ce dernier, assurant la fonction de
« retour » sans laquelle il n’y aurait pas de
déploiement possible (puisque alors les choses seraient à jamais
incapables de réellement « refléter » le divin,
c’est-à-dire de conduire à Lui).
On
reconnaît dans ce schéma les trois moments principaux de la
manifestation de l’Un dans le néo-platonisme hellénique, en
particulier chez Proclus, l’auteur de la Théologie
platonicienne qui
a sans doute influencé indirectement les formulations doctrinales du
soufisme : manence, procession, conversion. Une parfaite expression
symbolique de ces trois moments se retrouve dans le verset qui figure
dans la parole du cheikh ibn Machîch cité par ibn ‘Ajîba dans
son commentaire du verset 54 de la sourate Les
signes détaillés,
que nous avons reproduit partiellement ci-dessus : « C’est
Lui le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché ». En
effet, il existe traditionnellement trois façons complémentaires
d’interpréter ce verset : soit les noms « le Premier »
et « le Dernier » apparaissent comme des prédicats du
sujet « Lui », qui désigne alors l’Essence immuable du
Principe : c’est le point de vue de la manence, pourrait-on
dire. Soit on y voit trois noms juxtaposés : « Lui »,
« le Premier » et « le Dernier » (plus encore
deux autres : « l’Apparent » et « le
Caché ») : on insiste alors sur le fait que les réalités
désignées par ces noms, les trois « moments »
principaux de la manifestation, se rapportent, comme aspect
indépendants, à une même Essence qui les transcende. Soit enfin,
on considère que toute l’expression forme un seul « nom » ;
c’est alors la totalité du cycle, la synthèse de ses divers
moments, qui constitue la désignation la plus adéquate du Principe
– qui en Lui-même demeure au-delà de toute désignation
particulière.
4.
Essence, Existence, Noms et Attributs
Une
bonne partie de la littérature soufie, surtout à partir du 13e-14e
siècle, époque de la manifestation du Sceau de la Sainteté
muhammadienne, le Cheikh al-Akbar Muhyi-d-dîn ibn ‘Arabî, tourne
autour de la problématique de la manifestation – de l’Univers en
tant que manifestation de l’Essence divine –, de ses phases
principales, etc. Toute une série de concepts ont été forgés à
cette époque pour décrire avec le plus de finesse et de précision
possible les étapes du processus : on s’est alors mis à
parler de tajallî
ou « resplendissement théophanique », de manâdhir
– pluriel de mandhar,
terme que l’on pourrait traduire par « lieu de
manifestation », à condition toutefois d’entendre le mot
« lieu » dans un sens qui n’a plus rien de spatial,
mais qui est purement ontologique, l’espace étant une métaphore
de l’être ; et encore de ta’ayyun
ou « détermination » fondamentale de l’Essence, etc.
On ne saurait comprendre en profondeur la doctrine de la wahdat
al-wujûd sans
connaître la signification de tous ces concepts et leurs rapports.
Toutefois, pour comprendre la question majeure qui motive
l’élaboration d’un lexique aussi sophistiqué, il faut revenir à
ibn Sina (Avicenne), le plus grand des spéculatifs musulmans, et le
premier, dans le monde helléno-islamo-judéo-chrétien à avoir
pensé avec toute la clarté possible la distinction entre essence ou
quiddité d’une part, être ou existence de l’autre. Car le
concept de wujûd,
être ou existence effective s’opposant à la mâhiyya,
l’essence ou quiddité conçue comme pure virtualité, qui en
elle-même ne peut être dite « ni existante, ni
non-existante », fait véritablement partie du legs fondamental
d’ibn Sina à toute la tradition spéculative islamique après lui
– et au delà, même à l’Occident chrétien : que l’on
pense à saint Thomas d’Aquin par exemple. Pour ce géant de la
pensée (nous parlons toujours d’ibn Sina), les choses sont au fond
assez simples : l’être (al-wujûd) est essentiellement un ;
mais il se divise en deux grandes catégories : l’Être
nécessaire par lui-même, c’est-à-dire Dieu, en qui essence et
existence coïncident totalement (autrement dit : Dieu est ici
« défini » comme l’être dont l’essence même est
d’exister, ce qui rend son inexistence non seulement impossible,
mais inconcevable, car contradictoire), et les êtres qui procèdent
de Lui et sont dits « nécessaires en vertu d’un Autre,
contingents en eux-mêmes ». En ces derniers, l’essence, la
quiddité définie comme « ce en vertu de quoi un être est ce
qu’il est », ce qui le distingue par conséquent de tous les
autres êtres, ne coïncide plus avec l’être (ou l’existence, la
distinction ici est de peu d’importance), qui apparaît comme une
« qualité » surajoutée à l’essence, sans laquelle
toutefois celle-ci ne possède pas de réalité effective – il faut
bien comprendre qu’elle n’est pas pour autant dans une sorte
d’état « intermédiaire » entre l’être et le
non-être : plus exactement, elle ne possède avec ces deux
déterminations aucune espèce de relation. Le monde de la quiddité
pure est celui où les notions d’être ou de non-être perdent
toute pertinence – sauf dans le cas de Dieu, en Qui existence et
quiddité coïncident. Pour l’essentiel, tel est le fondement de
l’ontologie islamique, repris en chœur par à peu près toutes les
écoles de pensée : sunnites, chiites, soufis, etc. Le problème
est alors de déterminer l’origine de la pure quiddité. Quel est,
positivement, le statut ontologique d’une essence qui n’est ni
existante, ni non-existante, et n’a même, avec le plan de l’être
et du non-être, de relation d’aucune sorte ? C’est sur
cette délicate question que, pendant des siècles, les écoles vont
diverger, et parfois s’affronter. On ne saurait passer ici en revue
les discussions interminables auxquelles cette question a donné
lieu. Toutefois, pour les soufis de la tradition d’ibn ‘Arabî, à
laquelle nous nous intéressons plus particulièrement dans le cadre
de cet article, il est clair que la pure quiddité, comme l’existence
pure, ne saurait trouver sa source, son fondement ailleurs qu’en
Dieu même. La perspective d’ibn Sina, qui au fond ne s’intéressait
réellement qu’à l’être, afin d’établir l’existence d’un
Être suprême nécessaire par Lui-même, laissant quelque peu en
suspens la question de la quiddité comme telle, est ici dépassée :
existence pure et quiddité pure apparaissent comme deux
déterminations d’un même principe, en qui elles coïncident
originellement, mais dont elles ne sortent jamais par la suite.
L’expression wahdat
al-wujûd, unité de
l’Être ou de l’Existence, prend alors une connotation légèrement
trompeuse pour le lecteur non averti ; car ce qui est visé en
réalité n’est plus simplement l’unité de l’Être, considéré
en lui-même et débarrassé des déterminations eidétiques qui
différencient un être
d’un autre,
et que personne n’a jamais vraiment mise en doute. C’est plutôt
l’idée que ces déterminations, considérées en elles-mêmes
avant leur venue à l’existence effective (« avant » ne
devant à nouveau pas être pris dans un sens temporel, mais purement
ontologique), participent déjà de l’Être-principe qui les fera
apparaître et apparaîtra en elles. Autrement dit, les
déterminations successives au moyen desquelles l’Unité apparaît
et Se réalise – moyennant d’ailleurs leur disparition –
trouvent réellement leur principe dans l’Unité même ; toute
multiplicité, considérée en elle-même, est illusoire, et le peu
de réalité que l’on trouve quand on se penche au fond de
l’illusion même, revient à l’Unité. Voilà pourquoi les
penseurs de cette « école » – si l’on peut parler
d’école – se désignent souvent comme « al-muwahhidûn »,
« ceux qui professent véritablement l’Unité ». La
question se modifie alors sensiblement, tout en restant la même. Il
s’agit de déterminer l’origine de la détermination même au
sein de l’Unité indéterminée qui lui sert de principe. Mais nous
avons déjà vu que ces déterminations par lesquelles Allah
apparaît, Se présentifie comme Monde à l’intellect qui le
reçoit, trouvaient leur ultime possibilité dans le mouvement de
« conversion » opéré par l’intellect, qui les
restitue à l’Unité en les abolissant comme déterminations. C’est
donc l’origine de tout le processus, de tout le cycle
manence-procession-conversion qu’il faut rechercher dans
l’Unité-principe de l’Essence divine. Il peut sembler
prétentieux, à la limite du sacrilège, de prétendre répondre à
cette question aux limites de l’entendement humain et qui, d’un
point de vue religieux, ressortit au mystère de la Volonté divine ;
comme on dit « les voies du Seigneur sont impénétrables ».
Mais d’un point de vue métaphysique, c’est au contraire une
preuve de soumission et d’humilité que de poursuivre le plus loin
possible la recherche de la connaissance, afin d’augmenter notre
émerveillement devant la grandeur de Dieu et la profondeur de son
Mystère, et de Le louer en conséquence. C’est pourquoi nous ne
craignons pas d’aborder des questions en apparence insolubles pour
un esprit humain ; et de toute façon, nous ne faisons en cela
que suivre les traces des grands Maîtres qui se sont exprimés avant
nous à ce sujet. Dans tout cela, nous ne faisons qu’accomplir un
acte d’adoration intellectuelle, en demandant humblement l’agrément
de Dieu et le pardon pour nos erreurs éventuelles.
Cela
dit, même si dans son fond, qui relève de la pure intuition
intellectuelle, la réponse à la question posée échappe toujours
en partie aux mots, elle est loin d’être totalement inatteignable.
Ce que l’on peut en dire sans risque d’erreur, est que ce
dynamisme de la manifestation, qui résout l’unité de l’être en
une diversité de « moments » – diversité purement
qualitative car nous sommes ici dans un domaine qui transcende celui
de la quantité – trouve son ancrage le plus profond dans un
dynamisme intérieur de l’Unité qui lui préexiste, autrement dit
dans la « Vie de l’Essence ». Car s’il y a un
mouvement de la manifestation, et une vie du Tout qui procède et
fait retour à Dieu alternativement, c’est que l’Unité dont ce
Tout procède, et dans laquelle, en réalité, il demeure
constamment, n’est déjà pas en Elle-même quelque chose de
statique et de figé, à l’image de l’unité d’une pierre, mais
qu’Elle possède une sorte de vie intérieure, de mouvement propre,
dans lequel s’enracine la possibilité du mouvement total. C’est
ce dynamisme propre de l’Unité qu’il convient donc, en dernière
instance, d’élucider. C’est finalement à cela que revient une
certaine part de l’enseignement des maîtres de la wahdat
al-wujûd, celle qui a
trait à la doctrine des Noms et Attributs divins notamment. Et c’est
peut-être là que l’on atteint le cœur même de la doctrine.
Dans
cette perspective, avant même de procéder vers « l’extérieur »,
dans l’horizon d’un monde, l’Essence procède déjà d’une
certaine façon en Elle-même, et inversement, Se convertit déjà en
Elle-même, dans Son Unité. Cela peut paraître contradictoire avec
ce que nous avons dit plus haut, que l’Unité véritable est ce qui
n’a jamais besoin de ce convertir (de faire retour à Soi), parce
qu’il n’a jamais procédé (n’est jamais sorti de Soi). C’est
que nous entendions par là la procession au sens plein et entier du
terme, qui implique effectivement un mouvement vers l’extérieur,
le passage à une altérité, à une dualité réelles. Ici, on
pourrait à nouveau être tenté de nous objecter que, depuis le
début, nous ne cessons de proclamer le caractère illusoire de toute
dualité ; cependant, le lecteur qui a bien compris les
développements qui précèdent n’en fera rien, car il aura en
mémoire ce que nous avons dit sur le caractère dynamique, et non
statique, de l’Identité dans laquelle s’effectue cette
procession : de ce fait, le caractère illusoire de la dualité
n’équivaut pas, rappelons-le une fois encore, à sa négation pure
et simple : la dualité – et avec elle toute multiplicité –
existe bel et bien, mais comme moment « évanescent »
d’un processus cyclique qui aboutit à son auto-suppression, qui
est aussi sa réalisation, par réintégration dans l’Unité. Mais
si l’on considère maintenant l’Unité en Elle-même,
antérieurement à ou plutôt indépendamment de toute manifestation
effective, et le type de vie ou de mouvement propre qui l’anime,
nous nous trouvons en face d’une « procession » d’un
tout autre type, extrêmement difficile voire impossible à concevoir
pour l’intellect, une sorte de procession-limite qui s’effectue
totalement dans l’Unité, sans aucune « sortie » ni
aucun dédoublement même illusoire, qui coïncide avec l’Essence
même de l’Unité-principe. Cette procession intérieure à
l’Essence a elle-même plusieurs degrés, plusieurs niveaux, selon
qu’elle « tend » plus ou moins à se rapprocher d’une
procession « réelle ». Dans le cas le plus général, il
s’agit de la procession des Noms et Attributs divins qui
constituent autant d’« aspects » participables, de
modalités exprimables de la Réalité principielle, virtuellement
distincts et qui le deviennent effectivement dès que le Principe Se
manifeste, mais qui en eux-mêmes ne se différencient jamais
réellement de l’Essence qu’ils modalisent. Ce sont en quelque
sorte des déterminations encore non actualisées, donc chacune
exprime et récapitule selon un mode précis l’intégralité de
l’Essence, et ne fait qu’un avec Elle ; et cependant, ils
manifestent déjà une différence, un écart possible au sein de
l’Essence même, écart « immanent à sa propre négation ».
Pour mieux comprendre cette possibilité, nous renvoyons à une étude
plus complète que nous consacrerons, s’il plaît à Dieu, à la
doctrine des Noms divins. L’important pour ce qui nous occupe est
que les Noms divins expriment, chacun selon son mode propre,
l’auto-révélation de l’Unité, c’est-à-dire rien de plus que
l’Unité, mais en tant qu’Unité « vivante », qui Se
rapporte à Elle-même, Se « connaît » de
l’« intérieur », sans aucun écart ontologique ni
dédoublement d’avec Elle-même ; en tant enfin que, n’étant
en aucune façon séparée ou « détournée », Elle est
infiniment « présente » à Elle-même : c’est
encore ce que l’on a appelé l’auto-intellection primordiale de
l’Unité, par l’Unité, dans l’Unité, dont la signification
essentiellement négative serait qu’il n’y a, dans le Principe
considéré en Lui-même antérieurement à toute manifestation,
aucune trace d’absence, d’obscurité ou d’inconscience, car Il
est totalement Un avec Lui-même.
En
résumé, ce que le concept de « Vie essentielle ou absolue »
nous aide à comprendre, c’est que l’Unité, en tant que pure
Unité, n’est pas « inerte » : Elle porte déjà
en Elle-même une tension, une activité larvée ; Elle est
cette activité même. Ce point est très important, et mérite
d’être souligné avec force, car il trouve une expression
saisissante dans les termes mêmes de la Révélation, c’est-à-dire
dans les sources traditionnelles que sont les ahâdith
qudsiyya, à savoir
certains propos du Prophète, transmis par ses Compagnons, et qui
contiennent des paroles attribuées directement à Allah ;
lesquelles, sans faire partie du Coran, jouissent d’un statut
presque comparable à des versets coraniques ; ce qui est,
remarquons-le au passage, une manière subtile de nous faire
comprendre que, quel que soit le statut suréminent du texte
coranique au sein de la Révélation totale, celle-ci ne se borne pas
au Coran, ni à aucun autre livre ou corpus de textes, car elle est
proprement infinie, comme l’Essence même dont elle procède. Cela
étant dit, nous avions particulièrement en vue un hadith
qudsiy cité, d’après
l’imâm ‘Alî, par Ghazâlî dans son Ihyâ’ :
Chaque
jour, Allah magnifie sa Personne et dit : C'est Moi Allah, le
Seigneur des univers. C'est Moi, Allah, point de divinité à part
Moi, le Vivant, le Subsistant par Soi-même. C'est Moi, Allah, point
de divinité à part Moi, le Très-haut, le Très-grand. C'est moi,
Allah, point de divinité à part Moi ; Je n'ai pas engendré et
n'ai pas non plus été engendré ; c'est Moi, Allah, point de
divinité à part Moi, l'Enclin à la Grâce et au Pardon. C'est Moi,
Allah, point de divinité à part Moi ; Je suis le Principe de
toute chose, et à Moi reviennent les dénominations « le
Puissant », « le Sage », « le
Tout-miséricordieux », « le Très-miséricordieux »,
« Souverain au Jour du Jugement », « Créateur du
bien et du mal », (…) Que celui qui L'invoque par ces Noms
dise : « C'est Toi, Allah, nulle divinité à part Toi,
etc. ». Celui qui L'invoque ainsi, est inscrit parmi les
Prosternés, ceux qui s'en remettent humblement à Lui (al
mukhbitûn), qui se
tiendront en compagnie de Muhammad, Abraham, Moïse, Jésus et des
prophètes – que la Paix soit sur eux – dans
la demeure de Majesté. À lui la récompense des serviteurs dans les
cieux et sur les multiples terres, et qu'Allah prie sur Muhammad et
sur tout serviteur Élu.
L’importance
de ce hadith, comme de nombreux du genre, réside dans le fait que
l’acte d’adoration qu’ils préconisent, de la part du
serviteur, prend directement exemple sur une activité divine, qui
est un pur acte d’auto-glorification, c’est-à-dire en somme
d’auto-révélation et d’auto-augmentation de l’Essence, qui ne
concerne que l’Essence même, sans lien direct ou apparent avec ce
qui est en-dessous d’Elle. Or on remarquera que la récompense
associée à ce type d’activité rituelle, qualifiée
traditionnellement de dhikr
(« rappel » ou « mention rituelle ») et qui
tient, dans l’ésotérisme soufi, une place considérable, est la
plus haute possible, puisqu’elle permet à la limite l’obtention
d’un rang comparable à celui des Envoyés divins. En fait, le
résultat propre de cette activité, lorsqu’elle est convenablement
exécutée, est vraiment l’« extinction » de la
personne individuelle dans l’universalité du Soi divin. Ce qui est
symbolisé par la prosternation. C’est dire que l’activité
intra-divine sur laquelle elle prend modèle est aussi la plus
intérieure et la plus transcendante possible : elle est
la pure Présence-à-Soi de l’Essence. Le lexique arabe possède
encore un terme intéressant pour qualifier tout aussi bien les Noms
et Attributs divins que les Formes éternelles résidant dans la
Science divine : le terme de chu’ûn
dhâtiyya, que l’on
peut traduire par « œuvres essentielles ». Ausens
d’œuvres « internes » à l’Essence divine, par
opposition aux Actes proprement dits (telle la création du monde)
qui sont des œuvres « externes ». L’intéressant
là-dedans étant que le mot cha’n,
singulier de chu’ûn,
qui n’a pas d’équivalent exact en langue française, signifie
aussi bien « œuvre » que « caractère » ;
ce sont donc des « caractères » propres de l’Essence
divine, qui sont aussi bien Ses « œuvres » ; le
fruit d’une « activité » intérieure qui est à
elle-même son propre « résultat » : Sujet
agissant, activité et résultat ne faisant en fait qu’un, malgré
la différence conceptuelle qui existe entre les trois. Pour une
comparaison avec une tradition autre que l’islam, on notera que
dans le christianisme orthodoxe, saint Grégoire Palamas parle des
« énergies incréées », qui sont les attributs
participables de la divinité, à la fois distincts et non-distincts
de l’Essence, en un sens très proche des « œuvres
essentielles » dont il est question ici. On pense également à
la doctrine proclienne des Hénades dans le néo-platonisme
hellénique. Dans tous les cas, il s’agit d’une « procession
intérieure », qui précède éternellement et fonde la
procession stricto
sensu, et dont les
« moments » ne sont rien d’autre que l’Unité même,
mais modalisée ou plutôt « pré-modalisée » de façon
à devenir « participable » par la totalité des êtres,
qui à travers ces (pré)-modalisations peut faire retour à l’Un
pur.
C’est
ce que résume parfaitement le passage suivant du commentaire des
Noms excellents d’ibn Barrajân :
Il connaît donc toutes
choses, avec leurs différenciations qualitatives, au moyen d'un
Attribut d'entre ses Attributs, et de même Il connaît par la
totalité de ses Attributs ce qu'Il connaît par cet Attribut
(particulier) ; il n'y a parmi ses Attributs ni hiérarchie ni
succession, exalté soit-Il au dessus de cela. Allah est le
Très-haut, le Très-grand, et avec cela, Il connaît par son Regard,
Il voit par sa Science, Il veut ce qu'Il sait et peut ce qu'Il veut,
et les principes et les fins sont auprès de Lui comme une chose
unique. Et ses Attributs dans leur ensemble sont des Unités
complètes (ou universelles), non limitées avec les choses limitées,
ni temporalisées avec les choses temporelles ; car la hiérarchie,
la succession, fait partie des attributs de la création, et les
médiations (al-adwât)
concernent le créé ; mais rien n'est semblable à Lui, en tous ses
Attributs, et aucune essence n'est comme son Essence, de quelque
façon qu'on l'entende, en raison de sa magnificence et de son
élévation, dans la Réalité de son Unité.
Une
procession « sans hiérarchie ni succession », même
d’ordre purement ontologique, totalement immanente à une Réalité
une auprès de laquelle « les principes et les fins sont comme
une chose unique », c’est bien ce dont nous parlons ici. Dans
un autre passage du même ouvrage, ibn Barrajân nous enseigne encore
que « la racine de tous les Noms est la Vie » ; il
faut entendre par là la Vie absolue de l’Unité, qui est l’un
des sept Attributs cardinaux dont, avec l’Essence même – mais
non pas séparément d’Elle, bien sûr – procèdent tous les
autres, de sorte que ceux-ci forment comme une procession dans la
procession, d’un niveau encore plus intérieur si possible que
celui des Noms en général. La même chose pouvant encore se dire de
la Vie en tant que « racine des Noms », car celle-ci
procède directement de l’Unité, comme l’expression la plus
directe de son caractère auto-manifeste, ou encore, de cette
activité immanente d’ « être présent à soi »
qui ne fait qu’un avec l’Unité même.
5.
L’Ipséité
À
un niveau encore supérieur – ou plus intérieur – cependant, le
cheikh ibn Barrajân, rejoignant Ghazâlî plus haut cité, nous dit
que tous les Noms, quels qu’ils soient, renvoient finalement au nom
« Lui », désignation ultime et suprême dans la mesure
où son référent est totalement « indéterminé »,
reflétant symboliquement l’indétermination de l’Essence, qui
est la Réalité vraie de tout être et n’est aucun en particulier.
Rappelons partiellement le passage déjà cité de Ghazâlî :
Le Tout
est Sa Lumière, ou plutôt Il est le Tout. Bien mieux, personne
d'autre que Lui n'a d'ipséité, si ce n'est par abus de langage.
Nulle lumière donc, excepté Sa Lumière ! Toutes les autres
lumières sont telles par la face qui est vers Lui et non par
elles-mêmes. (…) Bien mieux, de même qu'il n'y a nulle divinité
si ce n'est Lui, il n'y a nul "lui" si ce n'est Lui ! car
le mot "lui" représente tout ce que l'on désigne, d'une
manière ou d'une autre, et nul autre que Lui n'est désigné. Plus
exactement encore, tout ce que tu désignes est en réalité une
désignation dont Il est l'objet (…). Désigner la lumière du
soleil, ce n'est pas autre chose que désigner le soleil. La relation
entre tout ce qui existe et Lui est analogue, dans le monde sensible,
à la relation entre la lumière et le soleil.
À
quoi fait écho, chez ibn Barrajân, le texte suivant :
Les Noms explicites sont
l'explication du Nom Allah (ou du Nom Huwa
Allah, « Lui-Allah »
ou « c'est Lui Allah »). Et le nom qui est Allah est
révélé par le nom « Lui » ; et le nom « Lui »
est le secret contenu dans le [premier]
lām [de « Allah »],
et le fondement du hā'
[final de ce même
Nom] ; il se réfère à la totalité de ce qui est susceptible
d'être mentionné ; il dirige avec exactitude les intelligences
vers Lui, L'expose clairement à elles, les rendent présentes à Lui
en les détournant de toute autre réalité, extérieure ou
intérieure. Aussi,
le hā' final
désigne-t-il, ou plutôt manifeste-t-il clairement le Nom voilé,
auquel toute expression renvoie exclusivement, sans que jamais
l'intelligence ne l'atteigne, ni que la faculté estimative ne se le
représente ; et Allah est savant et sage. (p.
12 8v).
On
peut considérer que ces deux textes constituent les plus anciennes
formulations un tant soit peu explicites de ce qui deviendra la
doctrine de l’Ipséité, et revêtira un rôle considérable dans
le soufisme par la suite, en particulier dans l’ « école »
de la wahdat al-wujûd
(autrement dit, ibn ‘Arabî et ses successeurs). Selon cette
doctrine, le nom « Lui » constitue l’ultime médiation
entre le manifesté et le non-manifesté, entre le Mystère de
l’absoluïté de l’Essence et la relativité de la procession ;
ou plutôt, il n’est même pas une médiation, mais la condition
inconditionnée, la pure possibilité im-médiate de toute médiation.
Il se rapporte à l’Ipséité, c’est-à-dire au Soi divin, sujet
pur, non-qualifié, de toutes les qualités et de tous les noms.
Référent ultime de tous les symboles, qui n’a derrière lui que
l’Essence radicalement ineffable, Il contient « en
puissance » tout symbole, et n’en est déjà plus un
lui-même, vu qu’il n’est absolument pas « pour un
autre » : au contraire, Il pointe vers Lui-même, Il Se
révèle Lui-même, à Lui-même, sans que rien d’autre que Lui ne
puisse Le révéler ; et pourtant, tout ce qui se révèle dans
l’univers ou au-delà, se révèle et révèle l’Un grâce à
Lui. Il est donc en Lui-même une « procession », sans en
être une ; il est la puissance de toute procession, le
point-limite auquel on arrive en contractant infiniment sur lui-même
tout cycle de procession-conversion. C’est ce que, un siècle ou
deux après Ghazâlî et ibn Barrajân, explicitera al-Jîlî dans
son traité de l’Homme universel (Kitâb
al-insân al-kâmil) :
L’Ipséité d’al-Haqq
(la Vérité) : c’est Son Mystère, dont le dévoilement est
impossible, mais considéré relativement à la somme intégrale des
Noms et des Attributs ; c’est comme si elle pointait
symboliquement vers l’intérieur de l’Unité (al-Wâhidiyya).
Je dis « c’est comme si » en raison de son absence de
relation particulière avec un nom, un attribut, un qualificatif, un
degré (existentiel ou ontologique) ou (même) avec l’Essence
considérée absolument, indépendamment de tout nom ou attribut.
Mais l’Ipséité désigne tout cela globalement, par voie de
synthèse et d’isolement. Son caractère distinctif (ou son
« œuvre », cha’n
cf. supra) est de faire venir à la conscience ce qui est intérieur
et caché ; elle dérive (c’est-à-dire le terme arabe qui la
désigne, al-huwiyya)
du mot « lui » (huwa),
dont la fonction est de désigner l’absent (du processus
discursif). Dans le cas d’Allah, il désigne le Fond de son
Essence, considéré relativement à Ses Noms et Attributs, et compte
tenu du caractère caché de tout cela. C’est pourquoi j’ai
dit (poésie) :
L’Ipséité est le Mystère
de l’Essence de l’Un ; Sa révélation est impossible dans
le domaine sensible
Elle est comme un qualificatif
qui se rapporterait à l’activité (ou au caractère) intérieur de
tout être ; de sorte que nul ne peut la nier.
Et
un peu plus loin dans le même chapitre :
Il ressort de ce que nous
avons dit que l’Ipséité est l’Être pur (ou Existence pure),
apodictique (çarîh),
porteur de toute perfection ontologique accessible à l’expérience ;
mais la raison pour laquelle l’occultation le frappe, c’est que
tout ceci ne peut être atteint intégralement, de sorte qu’on ne
peut véritablement l’atteindre ni le percevoir ; c’est
pourquoi on a dit : l’Ipséité est cachée en raison de
l’absence d’aperception se rapportant à elle, et comprends. Car
pour ce qui est de la Vérité (Allah, al-Haqq),
Son occultation n’est pas autre chose que Sa révélation, et Sa
révélation n’est pas autre que Son occultation, à la différence
de l’homme. Et toute créature, de même, possède une part
manifeste (accessible à un mode de « contemplation ») et
une part occulte ; mais elle est manifeste par certain côté,
et sous certain rapport, et occulte sous un autre. Mais quant à la
Vérité, Son occultation est l’essence de Sa révélation, et
vice-versa ; de sorte qu’il n’y a auprès de Lui ni
révélation ni mystère qui Lui soient intrinsèques, mais il y a
pour Lui, de par Lui-même, un Mystère qui Lui convient et une
Révélation (ou plutôt une Contemplation) qui Lui convient, de la
façon qu’Il connaît pour Lui-même. Mais de cela, il n’est pour
nous aucune intellection, car nul ne connaît Son Mystère ni Sa
Révélation tels qu’ils sont en eux-mêmes, excepté Lui –
Glorifié et exalté soit-Il.
Ce
passage montre bien le rapport entre la doctrine de l’Ipséité et
la wahdat al-wujûd,
conçue comme dépassement réalisant de toute dualité ou antinomie.
C’est « dans » l’Ipséité que la dualité entre
l’occultation et la révélation est définitivement abolie,
dépassée, en même temps qu’elle y trouve son fondement
ontologique. Car la révélation du Soi divin est véritablement son
occultation : c’est en Lui que ces deux « moments »
coïncident intégralement, rendant concevable un mode d’être ou
de révélation dans lequel ils ne coïncident plus, ou plus
totalement, mais alternent dialectiquement, luttent entre eux,
s’engendrent l’un l’autre, etc.
Avant
de conclure, il n’est pas sans intérêt de remarquer que le
concept d’identité se rend en arabe par le terme « huwa
huw », qui est
en fait une phrase nominale substantivée, signifiant littéralement
« Il est Lui ». L’absence de la copule « est »,
du fait que les langues sémitiques n’ont pas d’équivalent exact
du verbe « être » dans les langues indo-européennes,
rend toutefois plus sensible… l’identité, précisément, du
sujet et du prédicat, et le phénomène de redoublement-dédoublement
par lequel ce sujet « apparaît » en se posant comme
prédicat. À la limite, on pourrait presque y voir une formule
incantatoire : « Lui, Lui », la parole se faisant
écho à elle-même et, dans ce minimum de différence que constitue
l’altérité de position, manifestant la permanente unité de son
Principe. De fait, la répétition obstinée du nom-pronom « Lui »,
est un élément bien connu des pratiques soufies de dhikr
(mémoration rituelle). La forme même de ce mot, constitué par la
plus intérieure des lettres, le hâ’
qui n’est qu’une simple inspiration thoracique, vocalisé par la
plus « extérieure » des voyelles, la labiale wâw,
fait qu’il se confond à la limite avec le souffle vital parcourant
tout l’être du mémorant. L’énonciation du concept de
l’Identité devient alors prise de conscience, réalisation
expérimentale, dans l’unité de ce souffle universel qui parcourt
l’être individuel comme il parcourt toute chose, de l’Identité
suprême. Il y a véritablement conversion, non seulement de l’être
individuel au Soi universel, mais de l’intelligence conceptuelle à
l’esprit supra-intellectuel, du conçu au vécu. Tel est peut-être
le point culminant, le pinacle de cette doctrine de l’Unité de
l’Être : le dépassement de la pensée schématique,
conceptuelle qui est aussi, ne l’oublions pas, Intellect producteur
de toute chose, vers l’Unité sentie et vécue du dedans,
antérieure aux choses comme à l’Intellect. Dépassement qui
reste, cependant, l’œuvre et la plus haute œuvre de cet Intellect
fait homme.
Dans
cette ordre d’idées, nous pouvons finalement rappeler la profonde
parole du cheikh ibn Machîch, dans le commentaire d’ibn ‘Ajîba
cité plus haut, dont le sens paraîtra clair à présent :
« abolis le tout
au moyen de Son attribut : Lui, le Premier et le Dernier, l'Apparent
et le Caché, (tu verras alors qu'Il est) l'Identité exprimée par
la formule « Il est Lui » : Allah était (dans la
pré-éternité) tel qu'il n'y ait rien avec Lui, et Il est
maintenant tel qu'Il était alors ».
6.
Aspects éthiques de la question : Unité et Volonté
Nous
en avons maintenant terminé avec l’aspect « métaphysique
pur » de la wahdat
al-wujûd. Il
resterait sans doute beaucoup de choses à dire si l’on voulait
être complet, mais il est clair que le sujet est de ceux qu’aucune
parole humaine n’épuise, et nous pensons en avoir assez dit pour
le lecteur qui souhaite avoir un premier aperçu sur la question.
Nous
ne saurions cependant manquer de signaler qu’il existe (au moins)
une manière complètement différente d’aborder la wahdat
al-wujûd, plus
« concrète » si l’on veut, en rapport avec le domaine
de l’éthique.
Celui-ci, dans son acception la plus haute, est intimement lié –
selon la perspective traditionnelle – à la métaphysique, du fait
qu’il concerne l’action humaine, ses limites, ses possibilités,
ses fins, etc. Or l’homme n’est pas un être comme les autres
parmi la création ; selon la perspective islamique du moins, il
y jouit d’une place particulière, dans la mesure où c’est
« pour lui » qu’ont été créés le Ciel et la Terre ;
dans la mesure surtout où il a été créé, selon un hadith « à
l’image de Dieu », et où a été insufflé en lui une part
de l’Esprit divin transcendant, ce qui fait de lui le « vicaire »
(khalîfa)
de Dieu sur la terre. Justement pour cela, la fin la plus haute qui
puisse se présenter à son action est d’atteindre la Réalisation
spirituelle, et de remplir véritablement par là cette fonction de
« vicaire de Dieu » qui lui est potentiellement impartie.
C’est dire que l’éthique, dans son acception la plus noble et la
plus haute, n’est pas simplement la « morale » ou la
science du bien agir, mais c’est au fond la métaphysique
transposée au niveau de l’homme et de la problématique de
l’existence humaine.
Or,
c’est précisément à propos de certains problèmes fondamentaux
de l’éthique qu’une doctrine comme la wahdat
al-wujûd s’est
imposée dans l’islam, de même que dans d’autres aires
traditionnelles. Pour une comparaison que nous n’avons pas vraiment
le loisir de développer ici, il pourra être intéressant de se
reporter aux Recherches sur la volonté humaine de Schelling, qui
aboutit à des considérations métaphysiques proches de la wahdat
al-wujûd, à propos
du problème (éthique) fondamental de la liberté humaine. Bien sûr,
il est à peine besoin de préciser que Schelling n’a pas abouti
seul à ces conclusions, mais qu’il n’a fait que suivre, en
somme, une tradition intellectuelle (voire gnostique) occidentale
remontant à Jacob Boehme, « mystique » allemand assez
proche en esprit d’un Maître Eckhardt, et finalement du
néo-platonisme et du soufisme. On sait d’ailleurs que René Guénon
le comptait au nombre des initiés.
Cela
étant dit, bien avant Schelling ou tout autre philosophe occidental
moderne, les auteurs musulmans se sont naturellement penchés sur le
problème de l’action humaine et de son apparente liberté, et de
la volonté humaine qui est le « lieu » de cette liberté
– je suis libre de vouloir ce que je veux, même si je ne peux pas
le réaliser intégralement – ainsi que de la contradiction
apparente – et quelquefois scandaleuse – que cela implique avec
l’infinité de la Puissance divine. Ce problème classique se
trouve posé par le contenu même de la Révélation, qui pose un
dilemme apparemment insoluble : l’homme est déclaré
responsable de ses actes – d’où le Jugement dernier et la
rétribution de l’Au-delà ; ce qui suppose une liberté
d’action en elle-même absolue, abstraction faite des limitations
naturelles dues aux conditions matérielles de son action.
C’est-à-dire au moins une liberté absolue d’ « intention »,
puisque, selon un hadith célèbre qui est au fondement de toute
l’éthique islamique, « les actes ne valent que par
l’intention ». Mais il est tenu de croire par ailleurs
qu’Allah est le Créateur de tout ce qui existe, y compris donc de
ses intentions et volontés. Et qu’Il possède par ailleurs une
puissance d’agir infinie, lui permettant, s’Il le voulait,
d’empêcher toute action mauvaise de se produire – ce qu’Il ne
fait pas, comme on peut l’observer tous les jours, alors que par
ailleurs Il est censé interdire et avoir en horreur toute action
mauvaise, contraire à la Loi, etc. Comment concilier ces positions
parfaitement antinomiques, du moins en apparence ? Comment
admettre que Dieu, être réputé infiniment bon, infiniment juste,
etc. créé l’intention mauvaise, et ensuite lui permette de se
réaliser ? Comment d’autre part admettre qu’ayant créé
l’homme, ses intentions et les actes qui en découle, Il lui en
demande compte par la suite ? Il s’agit là de deux questions
distinctes, mais intimement liées, tout aussi difficiles à résoudre
pour l’esprit humain, et sur lesquelles les auteurs musulmans –
de même que les autres – ont abondamment débattu, sans jamais
parvenir à un accord unanime. D’un point de vue exotérique, les
réponses à ces deux questions tournent généralement autour de la
notion d’épreuve, et de la distinction classique entre Volonté et
Ordre divins. Dieu peut ordonner – ou interdire – une chose, et
néanmoins vouloir son contraire, afin d’éprouver l’homme, c’est
ce qui constitue la trame de fond des réponses classiques à la
première question. Cela suppose qu’un bien plus grand résulte de
l’épreuve elle-même, ce qui peut sembler difficile à établir de
façon convaincante, mais là, on peut toujours invoquer les
limitations de notre entendement et le fait qu’en fin de compte
Dieu seul sait véritablement où se trouvent le mal et le bien. Mais
cela nous renvoie alors de façon d’autant plus radicale à la
deuxième question : pour éprouver l’homme, Dieu doit lui
laisser une certaine liberté d’action, en tout cas d’intention.
Comment une telle liberté est-elle seulement concevable, si Dieu est
bien le Créateur de toute chose, c’est-à-dire au fond le seul
agent véritablement libre ? La contradiction est flagrante.
C’est là que l’on observe le plus de désaccord au niveau des
réponses exotérico-spéculatives habituelles, et qu’elles
s’avèrent d’ailleurs le moins satisfaisantes globalement. Pour
s’en tenir à l’islam sunnite, après avoir éradiqué la
position « qadîrite »
qui consistait à attribuer à l’homme une liberté réelle sans
reculer devant la limitation fatale du pouvoir divin que cela
impliquait, la théologie ach’arite dominante a « résolu »
la question en ayant recours à la notion d’ « acquisition »
(kasb) :
Dieu seul est véritablement l’auteur, au sens de créateur, de
l’acte humain, l’homme n’en étant que l’ « acquisiteur »,
ce qui est supposé suffire pour justifier l’attribution réelle de
ses actes et la responsabilité qui en découle. Solution purement
formelle, sinon verbale, qui ne résout pas grand’chose quant au
fond, puisqu’on peut demander encore qui
fait que l’homme acquiert tel acte plutôt que tel autre, et
reposer ainsi le problème à l’infini. L’échec relatif de la
tentative ach’arite a au moins pour effet de mettre en lumière
l’insuffisance d’un raisonnement purement théologico-spéculatif
quand on est confronté à une question qui concerne la singularité
de la destinée humaine dans son aspect le plus abyssalement
tragique, et la nécessité dès lors de recourir à un point de vue
supérieur, véritablement métaphysique. C’est alors que, pour les
esprits capables de ce « saut dans la métaphysique », la
doctrine de l’Unité transcendante de l’Être s’impose comme
nécessité et presque comme une évidence. Puisqu’il ne peut y
avoir qu’un seul agent véritablement libre et que cet agent est
Dieu, puisque par ailleurs l’homme, pour que son épreuve ait un
sens, doit avoir reçu de Lui une liberté théoriquement infinie, il
faut obligatoirement en conclure que c’est l’identité
entre l’homme et Dieu
qui est au centre de tout. Mais là encore, cette identité perdrait
toute signification s’il s’agissait d’une simple équivalence
statique ; Dieu, en effet, n’a pas pu vouloir S’éprouver
Lui-même (en l’homme) sans devenir en quelque sorte autre que
Lui-même ; s’il faut qu’il y ait identité, il faut aussi
qu’il y ait altérité. Et cela, non pas dans une proportion fixe
et définie une fois pour toutes – ce qui nous ramènerait en somme
à la pseudo-solution ach’arite – mais dans toutes les
proportions possibles, de la pure et simple identité à la plus
complète altérité. Il faut, en substance, un rapport dynamique, un
mouvement dans lequel l’identité et l’altérité, à tour de
rôles, se réalisent l’une dans l’autre. On est ainsi ramené
purement et simplement – abstraction faite de la dimension
dramatique de tout ce qui touche à l’homme et à la destinée
humaine en tant que telle – au problème métaphysique de l’Un et
du multiple, au centre des développement précédents. La Volonté
de Dieu est Une, comme Son Essence en qui elle réside – Essence et
Volonté d’ailleurs ne faisant qu’un puisque Dieu est Un – mais
il était de l’essence même de cette Volonté de produire un être
« à son image », c’est-à-dire doué de volonté
propre, c’est-à-dire de se multiplier elle-même, de se réfracter
en une multiplicité de volontés apparemment libres, en fait
réellement autonomes mais néanmoins liées par la racine – ou par
le sommet, selon le point de vue que l’on adopte – comme les
rayons du soleil, qui possèdent les uns par rapport aux autres leur
être propre, restent tous liés à la source dont ils procèdent.
Voilà la solution – en vérité très simple, dès que l’on
admet la possibilité pour l’un d’être en même temps multiple –
de la contradiction apparente : la Volonté divine ne s’oppose
pas aux diverses volontés humaines (ou démoniques, si l’on tient
compte de cet aspect de la création) comme une volonté particulière
à d’autres volontés particulières ; elle est la Volonté
générale, qui embrasse toute volonté, qui veut tout le « drame
cosmique » et ses déchirements apparents – et réels –
pour se réaliser elle-même comme Volonté générale, pour
s’apparaître à Elle-même comme ce qui transcende cette
multiplicité, ce qui est au delà de tout projet, de tout dessein
particulier. Par là est également résolue l’épineuse question
de savoir d’où vient le Mal dans l’univers, quelle est l’origine
véritable, ultime de la désobéissance, du péché, de la
souffrance, etc. Question à laquelle la notion d’épreuve
répondait de façon imparfaite ; car nous sommes maintenant en
mesure de savoir Qui éprouve Qui, et pourquoi, et comment…
7.
De l’Amour et du dépassement de l’ego
En
vérité, d’un point de vue islamique, la réponse à cette
question de l’origine du mal et de la souffrance est donnée en
divers endroits de la Révélation, d’une manière très précise
et qui, si l’on prend la peine de l’analyser, présente un lien
avec la doctrine qui nous occupe. On peut citer par exemple le verset
79 de la sourate 4 :
Tout bien qui t’atteint
vient d’Allâh, et tout mal qui t’atteint vient de toi-même (ou
« de ton âme »). Et nous t’avons envoyé aux gens
comme Messager. Et Allâh suffit comme témoin.
Et,
en écho à cela, le verset 17 de la sourate 7 :
Si vous faites le bien, vous
le faites à vous-mêmes, et si vous faites le mal, vous le faites à
vous aussi.
Ce
que nous disent ces deux versets, ainsi que nombre d’autres
semblables, c’est que le mal en général, comme le bien lorsqu’il
est vu comme le produit de l’action humaine, n’existent que par
rapport à l’âme individuelle, à l’ego. Par rapport à elle,
c’est-à-dire par et pour elle. C’est dans le principe
d’individuation qu’il faut rechercher l’origine de la dualité
morale. Celle-ci revêt donc le caractère partiellement illusoire de
l’individualité même, qui est appelée tôt ou tard à se
résorber dans le Tout. Mais le cas du mal et celui du bien ne sont
pas symétriques. Le mal trouve son origine, son principe, dans
l’individualité comme telle, et cela en un double sens :
actif et passif. Activement, car seul l’ego fait le mal, en un sens
tel qu’il peut en être tenu pour responsable ; passivement,
car seul il le subit, en ce sens que là où il n’y a plus d’ego,
il n’y a plus d’intérêt personnel possible, donc plus de
souffrance, plus de mal subi. Voilà pourquoi le mal est inexistant
pour le saint, celui qui est réellement parvenu à dépasser son moi
individuel ; pour une telle personnalité, il n’y a pas de
tort possible, et tout ce qui l’atteint est donc en un sens un
« bien ». Voilà justement pour l’ego, ou plutôt son
principe, le principe d’individuation comme tel, peut être seul
tenu pour cause et pour responsable du mal : parce que seul lui
peut le subir. Là où il n’y a plus d’ego, il n’y a plus de
mal possible. La possibilité du mal comme telle réside donc dans
l’ego, lui est pour ainsi dire consubstantielle. Celle du bien, au
contraire, ne peut donc résider qu’au-delà de l’ego, dans son
abolition et son dépassement, son « extinction » comme
disent les soufis ; et ultimement, dans ce qui est bien sûr le
principe de cette extinction, c’est-à-dire dans l’être absolu,
universel, du Principe, Dieu, l’Un, comme on Le nomme. D’où le
principe éthique : « tout bien qui t’atteint vient
d’Allah », mais aussi : « si vous faites le bien,
vous le faites à vous-mêmes » (et non à Allah, ni à un
absolument « autre » qui pour le vrai bienfaiteur, ne
saurait pas exister).
Le
mal est, à l’origine, une notion d’ordre moral ; les
notions morales ne sont pas premières, elles relèvent d’un ordre
de choses contingent, relatif. Pour comprendre ce qu’est
véritablement le mal, il faut se référer à un ordre supérieur,
métaphysique, c’est-à-dire opérer sa réduction
à des notions d’ordre plus « primitif » et plus
essentiel. Dans la perspective islamique, les choses sont simples :
le mal, le « péché », c’est la multiplicité et tout
ce qui éloigne du Principe, c’est-à-dire de l’Unité. Ce qui
éloigne « intentionnellement » devrait-on préciser, car
il y a un éloignement « positif », qui permet le retour
et la manifestation du Principe ; c’est même là, si l’on
veut, l’origine première et véritablement « divine »
du mal. Mais ce qui est visé intentionnellement par là, à
l’origine, c’est encore le bien, c’est-à-dire l’Unité. Ce
n’est qu’à titre second que l’écart, la multiplicité,
acquiert une autonomie qui lui permet d’être visée – comme
telle. Comme l’exprime Ghazâlî dans son traité des Noms divins,
Dieu même s’Il est créateur du mal, ne peut en être tenu pour
responsable, car Il ne vise pas le mal comme tel, mais le bien qui
résulte de sa suppression, qui permet au bien de se manifester.
C’est sans doute le sens le plus profond du hadith étonnant qui
dit que « si vous
(les hommes) ne péchiez pas, Dieu vous anéantirait et créerait à
votre place des êtres qui pécheraient, demanderaient pardon, et Il
le leur accorderait »,
ou de cet autre qui affirme que Satan se repent d’un péché qu’il
a inspiré au serviteur, et qui a incité ce dernier à demander
pardon à Dieu, et à se rapprocher davantage de Lui de cette façon,
etc. Mais tout cela n’acquiert son sens véritable que lorsque le
bien cesse d’être conçu simplement comme bonté morale, afin
d’être conçu comme unité, harmonie, et spécialement de l’être
individuel avec son Principe. Autrement dit, si toute
la dialectique du bien et du mal, qui est obscure et inexplicable par
elle-même, est réduite
à celle de l’un et du multiple, dont il a amplement été question
plus haut. C’est même d’ailleurs dans cette réduction que le
plan de réalité auquel appartiennent le bien et le mal comme tels
trouve sa justification et son accomplissement, ce qui est encore, en
soi, une application de la même dialectique (de l’un et du
multiple). Autrement dit, tout le plan de l’action et des réalités
« concrètes », individuelles, où se manifestent le
« bien » et le « mal » (et où se déroule
notre existence d’hommes), n’existe pour ainsi dire que pour
orienter nos regards vers ce qui se trouve au-delà de lui, vers le
plan des réalités supérieures où notre esprit a sa vraie patrie,
et où seules importent des déterminations telles que « l’un »
et le « multiple ».
Ainsi
la volonté mauvaise se réduit à la volonté d’individuation, de
division. Mais celle-ci trouve sa source, son principe, dans une
division de la volonté qui est antérieure à la volonté de
division comme telle, et qui vise en réalité l’unité. Elle vise
à mettre au devant d’Elle-même, de sa propre Essence, une volonté
autre et image d’Elle-même, mais tendue vers Elle, afin de faire
un avec elle dans l’unité d’Amour. Dans le principe, d’ailleurs,
et du point de vue du Principe, cette unité d’amour est toujours
déjà réalisée, sans quoi elle ne pourrait jamais avoir lieu ;
aussi, le premier « moment » du Serviteur est-il toujours
l’extinction dans la Vérité, qui est aussi le but de son
existence. Mais du point de vue de la Vérité Elle-même – ainsi
que nous l’avons mainte fois souligné plus haut, et c’est
d’ailleurs ce qui La caractérise – les choses ne changent
jamais : « Il est maintenant tel qu’Il était alors ».
Il n’y a que pour le serviteur que la distinction – d’être ou
d’intention, cela ne fait guère de différence – se manifeste
jamais. On doit à ibn ‘Arabî, dans un passage des Futûhât
al-Makkiyya, d’avoir
révélé l’importante, l’essentielle connexion qui existe entre
cette distinction des deux points de vue et le problème de la
Prédestination (et le paradoxe de la responsabilité signalé plus
haut, qui en découle), dont les savants exotériques n’ont pu
venir à bout faute de pouvoir distinguer les choses du « point
de vue divin » ou du « point de vue humain ». Car
c’est bien là que gît, pour ainsi dire inaperçue des aveugles
incapables de sortir de leur perspective propre pour s’élever,
fût-ce un bref instant, jusqu’à celle de la Vérité, la solution
du problème.
En
méditant sur la question de la volonté, nous en sommes arrivés
spontanément à parler de l’amour. Pour la mentalité moderne, qui
tend à réduire l’amour (comme toute chose du reste) à son aspect
passif parce qu’elle ne voit en lui qu’une « passion »,
cela peut sembler contradictoire. En fait, pour le auteurs
traditionnels, beaucoup plus sensibles à l’aspect actif de l’amour
véritable, le lien allait de soi : l’amour était une
« fonction » de la volonté, et sa plus haute expression
– à moins que la volonté ne soit qu’une expression atténuée
de l’amour. Aussi, le fait d’aborder l’Unité de l’Être sous
le rapport de son lien avec la question de la liberté, ou de la
volonté humaine et de son indépendance relative par rapport à la
Volonté divine, devait aboutir à mettre au premier plan l’amour
comme principe de réalisation de l’Unité, ou la réalisation de
l’Unité comme Unité d’Amour – et finalement la vision de Dieu
même, dans Son Essence et Ses Attributs, comme Amour, tandis que la
première partie de notre étude Le faisait plutôt appréhender
comme Connaissance, spécialement comme Connaissance de Soi, pure
Gnose. Unité de la Gnose, Unité de l’Amour, ces deux visions
complémentaires de l’Unité, avec les voies associées, se
trouvent toutes les deux fondées d’un point de vue traditionnel.
Aussi, on ne s’étonnera pas à retrouver cette vision de l’Unité
comme Amour transcendantal sous la plume d’al-Jîlî, dans le
chapitre de l’Homme universel qui traite, justement, de l’identité
des deux volontés divine et humaine. Citons maintenant ce passage
capital pour notre propos :
Sache que la volonté est un
attribut du resplendissement de la Science divine conformément aux
prescriptions de l’Essence. Ces prescriptions constituent la
Volonté (irâda),
et consistent en une élection existentiatrice d’al-Haqq
(la Vérité) envers les objets de Sa Connaissance, conformément aux
exigences de cette dernière. Cet attribut, en Lui, reçoit le nom de
Volonté. Quant à la volonté qui est créée en nous, elle est
l’essence même de la Volonté divine, mais dès lors qu’elle est
rapportée à nous, la nouveauté qui nous caractérise caractérise
aussi notre attribut. Nous disons alors que la volonté est créée,
ayant en vue la nôtre ; mais lorsque cette volonté est
rapportée à Allah, elle est l’essence même de la Volonté
éternelle qui Lui appartient. Et nous ne lui dénions la possibilité
de faire apparaître les choses (de se manifester) (sans limites)
conformément à ses exigences propres, que relativement à nous ;
telle est son caractère en tant que créée ; mais dès que
nous faisons abstraction de sa relation à nous, et que nous la
rapportons à la Vérité telle qu’elle Lui revient, les choses
sont affectées par elle (sans limite et conformément à ses
exigences). Sois donc perspicace. De même que notre être,
relativement à nous, est créé, mais par rapport à Allah, il est
éternel ; et c’est cette relation qui est nécessaire selon
les exigences du Dévoilement spirituel, du Goût initiatique ou de
la Science qui occupe le rang de l’essence effective, et Là-bas il
n’y a que cela ; sois donc perspicace !
Sache encore que la Volonté
possède neuf degrés (« lieux ») de manifestation dans
le monde créé…
Suit
l’énumération des neufs degrés, qui sont en fait plutôt des
degrés du désir que de ce que nous nommerions la volonté
proprement dite ; le premier est celui de « l’inclination »
(al-mîl),
le second, une inclination accrue que l’on pourrait traduire par
« penchant » (wa’l),
etc. Nous en venons directement aux trois derniers degrés, qui sont
les plus intéressants de cette énumération :
Ensuite, lorsque (ce penchant)
se développe et persiste même en l’absence des causes qui ont
provoqué l’inclination initiale, il prend le nom d’amour (hubb),
qui constitue le septième degré ; puis, lorsqu’il devient
très intense au point que l’amant s’éteint à lui-même, il se
nomme « amour passionné » (wadd),
qui constitue le huitième degré ; enfin, lorsqu’il atteint
son maximum, de sorte qu’il anéantit ensemble l’amant et l’aimé,
il se nomme « désir ardent » (‘ichq).
À ce degré, celui qui éprouve le désir voit l’objet de son
désir et ne le reconnaît pas, ni ne crie vers lui, comme il a été
rapporté de Majnoun vis-à-vis de Layla, à savoir qu’un certain
jour, elle est allée vers lui pour lui parler, et qu’il lui a
répondu : laisse-moi, en ce moment (la pensée de) Layla
m’empêche de m’occuper de toi. Tel est le dernier degré de la
jonction et de la proximité, celui dans lequel le connaissant en
vient à ignorer l’objet de sa connaissance, de sorte qu’il ne
reste plus ni connaissant ni objet de la connaissance, amant ni
aimé : il ne reste plus que l’Amour (ou le Désir) pur. Et
l’Amour, c’est l’Essence pure, absolue, qui n’admet ni
représentation schématique, ni nom, ni qualificatif, ni attribut.
De sorte que cet Amour, dans ses premières manifestations, anéantit
l’amant de sorte qu’il ne lui reste plus ni nom, ni forme, ni
qualificatif, ni attribut ; mais lorsque l’amant s’est
annihilé au point de disparaître complètement, c’est au tour de
l’aimé d’être anéanti par l’Amour, de sorte qu’il ne lui
reste bientôt plus ni nom, ni qualificatif, ni attribut, ni essence
propre ; il ne reste plus alors ni d’amant ni d’aimé. À ce
moment, l’amant apparaît porteur des deux formes et revêt les
deux attributs : il se nomme aussi bien l’amant que l’aimé.
Pour
résumer les propos du cheikh, nous pouvons donc dire que c’est la
même Volonté qui apparaît en Dieu comme éternelle et infinie dans
sa capacité à produire à l’existence quelque chose de neuf, et
en l’homme au contraire comme créée et limitée dans sa puissance
créatrice. D’autre part, l’acte par excellence de la volonté
(en général) est l’élection amoureuse, qui en Dieu se concrétise
par la venue à l’existence d’un être nouveau, mais en cet être
au contraire – spécifiquement en l’homme – par
l’anéantissement volontaire de soi dans la pensée de l’être
aimé – surtout s’il s’agit de Dieu, qui est bien sûr le plus
haut objet d’amour possible, et celui que l’auteur a spécialement
en vue ici. L’acte le plus haut de la volonté, pour l’homme, est
donc un amour totale et absolu de Dieu qui le pousse à
s’« éteindre » en Lui en renonçant à toute existence
individuelle. On retrouve donc ce double mouvement de réalisation
descendante et ascendante qui caractérise le cycle de manifestation,
envisagé ici sous un autre point de vue. La particularité de ce
point de vue est qu’ici, l’invariant de tout le cycle, le point
fixe autour duquel il évolue, est constitué par l’Amour même,
c’est-à-dire par la relation même qui relie originellement les
termes initial et final de la procession mais qui, une fois celle-ci
accomplie, se révèle comme leur Réalité véritable et commune,
comme l’Essence absolue. L’Amour ici est, dans les deux cas –
divin et humain – une force qui commande de façon absolue le don
de soi, de sa propre existence à un autre : pour lui faire don
de l’être et de la vie, et surtout de la capacité d’aimer à
son tour, dans le cas de Dieu ; pour vérifier la réalité de
ce don en renonçant à sa propre existence dans un geste d’amour
absolu, dans le cas de l’homme. Dès lors cette force « consume »
tour à tour et son point d’application, et son agent – du reste
dans la poésie qui suit le passage cité, l’amour est
effectivement comparé au « Feu d’Allah » - et demeure
seule réelle, à se donner et à se recevoir elle-même dans
l’intimité de son Unité, car elle est aussi, forcément, la
puissance unificatrice par excellence. En tant que relation, c’est
un rapport si intime qu’il « dévore » sujet et objet
et finit par demeurer seul, tenant lieu de l’un et de l’autre :
relation si étroite qu’elle se révèle finalement être la
non-relation par excellence, la puissance de toute relation, qui
comme telle se tient au-delà de la relation et de l’Être même,
encore conçu comme relation : d’où la négligence de Majnoun
non seulement à l’égard de soi-même, ce qui peut encore se
concevoir, mais encore à l’égard de l’objet de son propre
amour, ce qui paraît plus singulier ; parce que dans l’extrême
de la fusion opérée par l’Amour, il n’y a même plus l’espace
interstitiel nécessaire pour « reconnaître » l’objet
comme objet, il n’y a plus qu’à lui dire : je suis trop
près de toi pour pouvoir entrer en relation avec toi.
Les
preuves traditionnelles de cette fonction de l’Amour comme
réalisateur de l’Unité, aussi bien en sens ascendant qu’en sens
descendant, sont nombreuses, et nous n’allons pas passer en revue
ici tous les textes qui ont trait à ce chapitre. Déjà Ghazâlî,
qui pourtant place la dignité de l’homme dans la connaissance,
évoque cette fonctionnalité de l’Amour dans un des passages de
l’Ihyâ
qui, justement, ont trait à l’Unité de l’Être, à savoir dans
le Livre de l’Amour, lorsqu’il cite ce commentaire du cheikh
al-Mayhânî sur le verset 54 de la sourate Al-Mâ'ida
(La table servie) : « Il
les aimera et ils L’aimeront » :
« En vérité, Il
les aimera, bien qu’en réalité Il n’aime que Sa propre
Essence : en ce sens qu’Il est le Tout et qu’il n’y a rien
dans l’Existence à part Lui ».
Sur
le plan des hadiths, on en trouve un certain nombre qui corroborent
les idées énoncées dans cette section, par exemple le célèbre
hadith qudsiy :
« J’étais un
trésor caché ; J’ai aimé à être connu, alors J’ai créé
l’univers »,
qui place l’Amour au fondement du processus de manifestation, comme
dynamique interne de l’Essence, antérieure à toute création, La
poussant à Se manifester, c’est-à-dire en somme à Se dédoubler
pour Se recevoir comme autre dans Sa propre Unité. On trouve ensuite
des traditions comme « Allah
désire la rencontre de Son serviteur plus encore que ce dernier ne
désire Sa rencontre, d’ailleurs le désir qu’ils ont de Lui
n’est possible que grâce au Désir qu’Il a d’eux »,
et l’archi-connu : « Mon
serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi jusqu’à ce que Je
l’aime ; quand Je l’aime, Je deviens son œil par lequel il
voit, son ouïe par laquelle il entend, etc. »,
qui fait directement le lien entre le thème de l’Amour et la
wahdat al-wujûd.
Dans cette perspective, l’amour des hommes pour Dieu apparaît
comme directement dérivé de Son Amour pour eux, qui revient en fait
à l’Amour qu’Il a pour Lui-même, puisque de Son point de vue
« Il est le Tout » en dehors de qui rien ne se manifeste
jamais. Et c’est enfin par Son Amour pour eux qu’ils rentrent
dans l’Unité au point qu’Il devienne « leur vue et leur
ouïe ». Ainsi, la créature en tant que telle apparaît comme
un aspect de l’Amour de Dieu pour Son propre Soi, qui n'est autre
que le Soi universel, l'Ipséité de tout « sujet »
réputé « autonome », et l’Amour, comme le « lieu »
d’unification, en Dieu, de tous les degrés de la réalité ;
lequel est en même temps, de ce fait, le principe de leur existence
propre et de leur infinie diversité.
Cependant,
l’Amour dont il est question ici n’est pas une simple abstraction
conceptuelle ; en tant qu’émanation de la volonté, qui est
ce qu’il y a de plus propre à l’existence individuelle comme
telle, et aussi en tant que force qui meut de l’intérieur l’être
à se dépasser lui-même vers le Tout dont il n’est qu’une
partie, il s’enracine dans l’expérience concrète, vécue, de
chacun d’entre nous ; plus exactement, il est le principe même
et la possibilité d'une telle expérience. Il est ce principe vital
qui assure de l’intérieur la cohésion de notre être, et qui
l’insère en même temps dans une vie plus large, universelle, qui
traverse notre existence propre et la transcende : la vie de
l’univers comme image de la divinité, et au delà la Vie même de
Dieu, Son Unité en tant qu’Elle Se « tient » Elle-même
et ramène tout à Elle comme au Sujet véritable de toute affection
possible. Par là se justifie l’existence de l’homme et sa place
dans l’univers, en tant que « khalîfa » comme il a été
vu plus haut : en chaque conscience individuelle, Dieu fait
l’expérience de Lui-même, de Son Unité vivante et de son infinie
Singularité, de telle sorte que chacune de ces expériences
particulières d’être-Dieu soit radicalement unique, irréductible
à toute autre, mais absolument identique dans son principe. Celui
qui prend conscience de cette identité foncière de toute ipséité
avec l’Ipséité absolue est l’homme véritablement réalisé,
pour lequel il n’y a plus le « moi » ni « les
autres », le maître ou le serviteur, l’oppresseur et la
victime : en lui, par cette expérience sensible, réelle,
incommunicable au même
titre que l’Unité même,
qu’il est à la fois « moi » et « les autres »,
« l’oppresseur » et la « victime », etc.,
l’Unité parvient à l’accomplissement le plus total
d’Elle-même : Elle apparaît enfin dans son contraire le plus
absolu, dans la dualité manifestée, dans la diversité des
« sujets » individuels qu’Elle ramène à Elle-même
par la force unifiante de Son Amour.
1Une
des caractéristiques qui distingue la grammaire de l'arabe, et des
langues sémitiques en général, de celles des langues
indo-européennes, est l'existence de deux types de phrases : les
phrases nominales et les phrases verbales. Non seulement leur
existence, mais surtout leur opposition duale, qui constitue l'une
des principales structures de la syntaxique arabe. Le cas des deux
versets étudiés ici illustre parfaitement la fécondité de cette
opposition en termes d'usages symboliques. Rien d'équivalent - au
sens strict - n'existe dans les langues indo-européennes ;
toutefois celles-ci recèlent également des possibilités
symboliques sans analogue dans les langues sémitiques : ainsi des
propositions infinitives – dont le nom même est déjà révélateur
– qui, par certains côtés, jouent le rôle dévolu en arabe à
la proposition nominale.
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